Jean-Louis

9 juillet 2011

Jean- Louis.
Le 11 juin 1979, Jean-Louis Bory s’est tiré une balle dans le cœur.
J’avais 19 ans. J’ai appris la nouvelle par la radio. J’en ai eu un pincement au cœur. J’étais dans une clinique pour une appendicite. Je n’ai pas osé demander à ma mère de m’amener des quotidiens pour retrouver cette nouvelle. Elle a été reprise plus tard par l’animateur d’une émission littéraire où le suicidé avait délivré des prestations de show-man : Bernard Pivot a eu un étrange sourire en coin pour le dire en fin d’émission, presque désinvolte, peut-être une pudeur, j’aurais voulu qu’il soit plus triste, l’air un peu plus abattu.
Le Nouvel Observateur où travaillait l’écrivain avait précédemment perdu un collaborateur, Maurice Clavel, de notoriété quasi équivalente, gauchiste versé dans la bondieuserie : on lui avait donné toute la couverture. Pour le décès de Bory, on a préféré un bandeau avec sa photo en insert au-dessus d’un gros cliché de Mickey illustrant un sujet quelconque. Dans le magazine, quelques papiers attristés, notamment des journalistes qui l’avaient eu comme prof. Il avait aussi été un prof fantastique, ses cours étaient brillants, et sa personnalité aussi : un privilège d’avoir été son élève « Maman, j’ai Bory ! ».
A sa mort j’ai découvert trop tard qu’il se montrait également formidable à la radio comme critique de cinéma, avec des parti-pris, une humeur et une drôlerie extraordinaires, ironie, faconde, un peu de férocité, de belles joutes oratoires où il dominait les autres journalistes de toute sa lucidité, sa causticité, sa pétillance, porté par la verve que je lui avais connue par les médias tout en ignorant qu’il était la vedette d’une émission sur le cinéma.
Je connaissais des bribes de sa vie, un premier livre qui avait eu un bon succès, il y a longtemps, après-guerre, une visite à l’écrivain Louis-Ferdinand Céline en exil, après une modeste activité dans la Résistance, des engagements à gauche pendant la guerre d’Algérie, jusqu’à une mise à pied dans son métier d’enseignant pour avoir signé un manifeste contre cette guerre…
Au départ, je ne le suivais pas, je n’accrochais pas mon wagon à son train pour ces raisons-là. Durant les années 70 il avait été un militant notoire et isolé : il s’était exposé publiquement comme homosexuel. Un livre là-dessus, des interviews où il se livrait. Surtout une émission de télévision, un débat que tout le monde avait vu, des « Dossiers de l’écran », sur l’homosexualité, contre une brochette de réacs, dans une atmosphère tendue et compassée après un film vieillot sur des amours adolescentes, « Les amitiés particulières. », il n’y avait pas d’autre matériel. Bory a fait une prestation intelligible, chaleureuse, articulée, et qui semblerait lourdement didactique aujourd’hui sans doute.
Il était mon champion. J’étais un adolescent attiré par les hommes, les garçons, dans un monde où peu d’adultes s’exposaient à dire qu’ils avaient ce penchant-là. Dans le registre de l’aveu. C’était honteux, une maladie, une tare, un vice, etc., « fléau social » dans le texte de loi, un truc qu’on ne déclarait pas devant les copains de classe, un poids, un boulet. Sur ce plan, je restais silencieux, en retrait, indétectable, maîtrisant mes gestes, sciemment, depuis l’enfance .En fin de maternelle, me disant qu’il ne fallait pas que je ressemble à une fille manquée, pour commencer. Des expériences planquées dans un lycée de garçons, très peu mixte, profitant de l’excitation sexuelle entre demi-pensionnaires. Puis des histoires de drague, à la sortie, avec des adultes peu diserts, des sensations fortes, des pipes dans une cage d’escalier, par un amateur d’adolescents pubères qui risquait gros. L’avoir croisé en ville avait été formidable pour moi, mon corps avait pu enfin exulter. La fréquentation des pissotières, des sensations à la sauvette. Pas de violence, sauf la peur d’être pris, mais peu de paroles échangées, le sperme qui jutait, l’orgasme, dans un désert affectif.
J’ignorais qu’à cause du débat, Bory avait essuyé des quolibets, une haie de déshonneur et de haine à la sortie des studios, des taxis qui refusaient de le prendre.
Le débat on en avait parlé en cour de récré, Bory avait mis dans le mille, emporté le morceau. Les copains ricanaient, mais le trouvaient cool, bluffés. On débattait de ça. J’étais moi-même très prudent, craignant d’être découvert. J’étais capable de lâcher des vannes sur un prof ou un élève efféminé. J’ai arrêté de déblatérer ainsi quand un camarade m’a demandé pourquoi je parlais tout le temps de ça. A la suite de cette remarque, je suis devenu, plus réfléchi, plus silencieux sur le sujet.
De son côté, Bory continuait son cirque. Les copains le trouvaient souvent drôle ou percutant, sympathique, intelligent, encore, toujours tellement cool. Un ponte de l’interview lui avait dit « Votre système, vous n’en sortez pas ! », voulant escamoter son plaidoyer pro homo. Bory, dont chaque parole publique s’imprimait en moi avait dit un jour, désabusé : « Je suis devenu Bory-le-pédé ! ».
Il évoquait la drague, l’intimité clandestine de la plupart, insistait sur les ouvriers, employés, qui pouvaient en être aussi, clandestins, quand lui pouvait vivre sa vie au grand soleil, dans son milieu d’intellectuels, d’artistes, de gens ouverts, cultivés. Si on voulait l’inviter au thêatre, il fallait écrire sur le carton « Mr Bory et monsieur ».
Je ne connaissais que deux figures notoires d’homosexuels passant en télévision, à côté d’obscurs écrivains : un danseur mondain et Bory.
Je me rappelle le centenaire de Proust. J’avais 10 ans. On évoquait dans le poste « l’homosexualité de Proust ». Je me suis reconnu dans ce mot adressé à moi seul.
Avec Bory à la télé, c’était fête. Le sujet des pédés qu’il amenait travaillait un peu la société. Je me rappelle d’un dîner où mon père défendait ces gens-là en plastronnant un peu contre d’autres invités. Je buvais du miel et restais prudent vis-à-vis de ces vieux, de l’enthousiasme de mes parents. On parlait donc de ces gens-là. Je me souviens chez quels amis de mes parents ces paroles étaient échangées, qui parlait, pour dire quoi. Je saurais presque raconter comment la table était installée, où était assis chacun, tellement la mémoire de cette discussion m’est restée vive.
Le mot homophobe n’existait pas, mais je faisais mon propre tri dans les différents amis de mes parents. Les empathiques, les discrets, les hostiles, dans ce débat. Ceux que je me suis débrouillé pour les croiser le moins possible, ceux dont au contraire j’ai cultivé l’affection, souvent des femmes amies de ma mère. Comme avec mes camarades, je calculais ce qu’ils disaient indirectement de moi, sans le savoir, condamnation ou tolérance, compréhension. Comme si je comptais les points.
Je me rappelle que mon grand-père m’a peiné. Il avait vu le chanteur Gilbert Bécaud faisant «du gringue à Patrick Juvet ». Cette débauche avait choqué ce vieillard que j’aimais tant. Il nous l’a rapporté, et j’ai compris que là il n’était pas d’emblée mon allié, contrairement à notre connivence habituelle. Il est mort tôt, avant Bory, avant que je ne me dévoile. Tout s’imprimait en moi.
Bory disait que dans son public, les femmes posaient les meilleures questions. Celle du bonheur.
Je lisais ses chroniques sur les films dans un hebdomadaire, en prenant l’autobus. Quand j’ouvrais la page sur l’article chapeauté de son nom, « le cinéma par Jean-Louis Bory », je me resserrais sur le journal comme si mon voisin en se penchant sur moi allait me surprendre en train de lire de la pornographie, ou plutôt comme si j’allais être découvert, mis à nu. Mon rythme cardiaque devait en être modifié, certainement.
Un jour Bory a fait un article sur un film comique populaire, « Un éléphant ça trompe énormément ». Il avait aimé que dans la bande des personnages, on trouve un homosexuel plutôt éloigne de la caricature, interprété et filmé avec empathie, sensiblement et sans drame. Une première au cinéma. J’y avais entrainé ma mère et mon frère. Nous avions ri de bon cœur et aimé la comédie, très généreuse, sans honte ni regret pour moi, comme un encouragement. Belle sortie en ville. Grâce à Bory, je voyais des œuvres d’art et d’essai. Mais vu juste après la comédie, « Cria Cuervos », une charge sur le machisme franquiste, m’a laissé de marbre. Au contraire d’un copain qui m’en a parlé plus tard, cette dureté et cette cruauté ne m’ont pas choqué. Je n’y voyais que du banal, du quotidien, n’y découvrais pas un autre monde que le mien. La comédie m’avait plus ému auparavant.
Bory se réjouissait d’avoir eu des parents généreux. Ils avaient bien accueilli sa sexualité voyante (s’il disait que certains de notre race étaient « la virilité-même », il était particulièrement efféminé) : avant même qu’il leur demande quoi que ce soit, et l’armant contre l’adversité que cela pouvait amener. Bory, l’enfant né en 1920. Ils l’avaient aimé et avaient été fiers de lui, son père le lui avait dit, il pouvait s’aimer tel qu’il était, être fier de lui, de lui-même.
Il vivait dans un studio à Paris, pour bosser, voir des films. Puis il filait s’isoler dans la grande maison qu’il avait achetée à Méréville, terre de ses aïeux. Sa famille avait perdu cette bâtisse, il l’avait récupérée, baptisée « La Calife », remplie de livres et de musique précieuse, rare, baroque. Elle surplombait un terrain qui descendait vers la Juine, une rivière.
Plus tard j’ai appris qu’il y invitait aussi ses amis en nombre. Il épluchait ses légumes en continuant de les étourdir de sa culture et de sa conversation. Une fête généreuse où Bory donnait tout de sa substance, amitié, pétulance, vivacité comme un feu d’artifice. Sa maison ouverte et riante, des gens heureux qui s’ébattaient jusqu’au bord du fleuve. Des rires, des paroles heureuses ou calmes.
Il était fier d’être petit-fils de communards, un rouge. Sa grand-mère « fessée par les versaillais » pendant la Commune, il avait sa rage fière, cette révolte, le sang d’instituteurs de la « Laïque » dans son pédigrée, guerrier descendant de guerriers. Il avait aimé le Front Populaire à 16 ans. Il n’avait pas obéi au stalinisme et pouvait fréquenter assidûment des vieux écrivains de droite, Morand, Chardonne, parallèlement à ses batailles, emportements gauchisants. Aujourd’hui je veux croire que c’est tout cela qui le nourrissait quand il donnait de sa personne, et me livrait à distance toute sa substance, à son insu.
Il se trouvait laid, le disait, et séduisait. Son effervescence, ses bons mots, l’esprit vif aux aguets, ni théorique, ni guindé, chauve avec un gros pif, la bouche gourmande et tordue, empâté dans un pull serré, avec ce physique que je lui voyais. Il prétendait qu’il était si moche du départ, qu’il ne craignait pas le vieillissement physique, au contraire de gens trop beaux.
Il mettait en confiance en dispersant ses confidences, d’une humanité débordante, sa présence épaisse et volubile, toute cette alacrité donnée. Il se répandait à tous les vents. Gaspillage de sa substance ?
Il donnait à voir un pédé qui n’était pas un schéma ou une marionnette, livrant tout de lui, de son incarnation généreuse. Je ne connaissais personne d’autre de mon espèce qui fût aussi consistant. Il jaillissait pour moi dans un désert humain. Impudeur qui me nourrissait dans mon coin, excès, débordement.
Il forçait bien des portes, bien des défenses.
Il donnait la main aux combats d’immigrés, d’exploités de toute sorte. Il voulait porter la voix des damnés de la terre, comme on osait dire, prêtant la sienne.
Articles, pétitions, amitié, des liens chaleureux. Un jour il a prêté à un animateur qui ne le voyait pas (dans un dispositif de télévision expérimentale) le chapelet que lui avait offert un maghrébin, comme un objet auquel il tenait, qui le définissait. Le trophée ou le gage de liens heureux et solaires.
Il portait au cou des colliers féminins (ou ce chapelet ?), il agitait ses paluches, battait des mains comme une femme, des mouvements du poignet comme une folle, la tapiole qu’il était, des intonations pas viriles pour un sou dans ses paroles. Mes parents éprouvaient de la sympathie à son égard, s’ils le voyaient. Mon père déclarant un jour sans ironie devant ses gestes de tantouze : « il a été marqué par sa condition », comme on l’aurait dit d’une ouvrière. L’expression m’avait frappé, laissé songeur.
J’avais raté l’émission où il s’était déchainé, présentant un livre vite bouclé, « Le Pied ». Il avait embarqué les téléspectateurs dans un grand éclat de rire, humour, provocation, délire dézinguant, avec un débit de mitraillette, ses piques et ses mains baladeuses jusque sur l’animateur (Bernard Pivot) qui en avait blanchi, comme si on lui avait porté une main au cul : voilà ce que m’avait raconté un copain, séduit, qui en riait encore le lendemain.
On me parlait d’un Bory irrésistiblement sympathique et doué, ou attachant. C’était comme me confier : « tu peux être fier de ton père », même si je ne portais pas ce héros en affiche, je ne pouvais pas l’afficher comme mon héros.
Dans une émission satirique, un sketch me fit peine : sa photo collée sur des panneaux était agitée comme un épouvantail, faisant s’enfuir des figurants. C’était bien Bory-le-pédé, moqué.
Un médecin obsédé et hostile sorti un livre contre lui ou ce qu’il représentait : « Le contrepied ». Sur la couverture la tête du docteur Amoroso au-dessus d un godillot, après le succès du « Pied » : un pied nu en couverture surmonté de la tête réjouie de Bory.
Puis Bory a disparu des écrans. Je ne trouvais plus ses articles dans l’hebdomadaire, sauf de manière raréfiée. J’ignorais pourquoi. Sans que ce soit obsessionnel, il me manquait. Une absence comme une écharde qu’on oublie dans son talon.
J’ai appris sa mort. Sa souffrance révélée. Douleur, comme une défaite. Un deuil que je ne pouvais partager avec personne.
Je découvrais alors trop tard qu’il avait aussi jeté aussi tous ses feux à la radio. Il avait surchauffé « Le Masque et la Plume ». Des rires et de la lucidité sans fin. J’ai commandé une cassette de l’émission d’hommage en poste restante, par discrétion. J’ai collecté des explications de sa mort dans une revue gaie qui balbutiait. Des supputations, une histoire d’amour qui l’aurait usé, un comédien amant le manipulant, ou bien l’agonie atroce de ses parents, et sa fascination dite pour une mort qu’on se choisit. Le suicide de Montherlant l’avait bluffé, frappé… tout ce mauvais bois des explications vaines. Une très grosse dépression au départ de son geste. Le dernier mot laissé, à l’issue de son épuisement psychique. « Je ne supporte pas ma déchéance intellectuelle ». J’imaginais ses dernières minutes. Devant son bureau de « La Calife », effondré. Ses derniers mois.
Plus tard, je me suis projeté dans une uchronie où je venais le déranger dans son dernier projet, lui demandant aide ou conseil ou écoute ou justice, n’importe quoi qui l’aurait retenu. Songerie creuse, pleine de ma sentimentalité.
Un ami témoigne l’avoir soulevé, sur la fin, comme un oiseau blessé, trop léger.
On lui a écrit (François Truffaut) pour le soutenir contre sa chute, en vain.
J’ai lu tout cela, toutes ses critiques relues aussi, dans des recueils, et une biographie, plus tard.
Il avait ses expressions, « haché menu comme charapaté… » : je ne sais plus, j’ai perdu le souvenir de toutes ses phrases précieuses.
Les cassettes audio, avec sa voix, se sont rompues sans retour.
Ses romans ne circulent pas, sauf les rares exemplaires en décomposition chez des bouquinistes. On prétend que c’est heureux, que ça ne vaut pas tripette. Va savoir.
Il est comme rayé de la liste improbable des figures gaies. Ceux de mon âge qu’il a pu impressionner l’ont oublié ou sont morts…
Ainsi vont mon dépit, mon chagrin de sa perte, qui s’épuisent avec moi.
D’un de ses discours sur lui-même à la radio, je ne me rappelle que cela, qu’il avait appuyé avec sa diction emportée, toute sa force dans ses mots, sa conviction triste, gaie (drame ou mélodrame ou joie triste), avec délectation : « … car je crois au NEANT ! ». Entendu post mortem, perdu, loin de la mémoire.
Je ne veux pas le quitter et me rappelle le goût qu’il avait de cette citation: «Pessimiste du cœur, optimiste de la volonté ».

Heddi Boulebsel
13/14 juin 2011 .

L’agression

25 juin 2011

Louise est levée depuis longtemps, sa journée de travail bientôt finie. Elle est dans l’hôtel dont elle fait les chambres, très vite mais sans devoir rien oublier de sa tâche : après son passage, le client doit éprouver la sensation de pénétrer dans un lieu neuf et immaculé. Des touristes, des hommes d’affaire qui ne la voient pas s’ils la croisent dans les couloirs, pas un regard, pas un mot. Je suis une femme de ménage noire invisible. Chaque chambre, chaque suite est calme, claire, riche et cossue. Il y a d’abord ces cendriers à vider, ces bouquets de fleurs à changer, si des cendres ou des mégots n’ont pas été jetés sur le tapis, dur à ravoir. Pour les fleurs, peu de vases renversés, sauf quelques fois quand le résident a plus ou moins bouleversé le décor, Sali les tentures, tâché la tapisserie florale des sièges ou le tissu épais sur le mur, éparpillé des résidus, renversé des liquides bruns, des sodas, alcools ou urine dans les cas extrêmes. A la limite je préfère quand ils font de la casse, je peux appeler la direction.
Elle se rappelle ces deux petits cons brutaux qui l’avaient insultée dès la veille sans qu’elle les ait jamais connus ni d’Eve ni d’Adam, et sans qu’ils aient aucun service à lui demander à ce moment-là. L’un d’eux surtout, un grand borgne baraqué aux dents qui déchaussaient. « Je suis une rockstar » il lui avait hurlé, tandis que l’autre le tirait dans la chambre, petit blond chauve avec des yeux bleus opaques d’où suintait un liquide blanc. Elle avait entendu des cris depuis la chambre fermée, et comme des écroulements de meubles ou des bouteilles jetées au mur. Le lendemain elle était rentrée une première fois dans cette piaule. Elle avait entendu un bruit gras de ronflements, avec une épouvantable odeur de fumée et de renfermé. Elle avait refermé doucement la porte puisqu’ils étaient encore là. Plus tard, en leur absence enfin, elle avait vu l’étendue des dégâts, les matelas éventrés, les meubles brisés. Elle n’avait rien voulu toucher et prévenu la direction. On les avait retrouvés, ils devaient payer, réparer. En réalité, c’est la mère du grand brun qui a tout remboursé. « La rockstar habite chez sa maman avec son petit poulet blond ». Elle en rit encore.
Mais la plupart du temps elle est dans une routine, le grand nombre de chambre dont elle restaure le luxe, les draps, les lits, la poussière, les cheveux au fond des larges baignoires blanches. Elle voudrait des fois y prendre un bain chaud et parfumé, y guetter les bruits mats du bâtiment, des soupirs étouffés dans l’ouate. Ou bien elle mettrait un disque, la voix d’une chanteuse de soul, comme du velours, ou n’importe quoi, des musiques inconnues et suaves trouvées là. Ou la radio. Elle s’allongerait sur l’un de ces lits dont elle soulève les matelas et change les draps à longueur de temps, nue dans un peignoir de soie, le dos, les lombaires soulevés et tenus par le matelas ferme et souple, caressant du bout des mains, entre ses doigts, les draps de satin avec leur bonne odeur de propre, comme elle peut se l’imaginer en retapant la literie à toute vitesse de chambre en chambre. Elle s’endormirait, se laissant porter par ce luxe tiède, dans un décor gai, léger et clair, toujours chaleureux, comme tous ces lieux qu’elle traverse toujours très vite et où elle s’échine. Je ne suis pas chez moi ici. Elle ne peut même pas se poser trente secondes sur une chaise ou dans ces fauteuils confortables, accueillants, où il serait bon de s’allumer une clope, d’appeler sa fille, la petite, si petite, qui s’est débrouillée toute seule chez elles ce matin. Elle n’a pas pensé à elle depuis le début de sa vacation, pas le temps. Elle doit faire ses devoirs. Ma fille est trop sage. Ou bien l’enfant a allumé la télévision pour échapper à sa solitude. Sa mère s’imagine allumer ici un écran pour regarder la même chose en même temps que sa petite. Je suis bête de penser comme ça. Pourquoi je n’ai pas su lui garder son père ?
Elle est partie à quatre heures du matin de sa banlieue et là sa journée s’achève. Les grandes salles monumentales encore vides, le restaurant et le bar pour commencer, le grand hall jusque devant les boutiques de luxe, les salles de réception, escaliers monumentaux, les larges couloirs aux meubles précieux, on brique tout ça d’abord, tant que les clients dorment. Ensuite, leurs chambres ou suites, au fur et à mesure qu’ils les quittent, s’ils le veulent bien, s’ils n’y déjeunent pas. Là elle est vannée, un coup de fatigue l’étourdit, elle arrêterait bien de travailler. Il ya encore cette suite-là à retaper, plus trois-quatre autres dans son plan de travail.
Elle frappe doucement à la porte, quelques coups, puis assez fort encore pour être sûre qu’elle est vide. Rien. Elle entre avec son chariot, son aspirateur, des draps. Elle s’approche du lit défait. Un écran d’ordinateur est allumé. Soudain, un téléphone portable sonne longtemps, plusieurs fois, puis cesse, sur une console. C’est après qu’elle voit l’homme nu qui sort de la salle de bain. Entièrement nu. Il est gras et âgé, les cheveux blancs assez touffus, trempé comme s’il était sorti d’un coup de sa baignoire sans prendre le temps de s’essuyer. Il la fixe des yeux, l’enrobe de son regard des pieds à la tête, comme pour l’évaluer. Il lui dit dans un mauvais français « Ne bouge pas » tandis qu’il court vers la porte de la suite pour la cadenasser. Tandis qu’il court ainsi toujours nu elle voit qu’il bande comme un bouc, le sexe dressé sous son énorme ventre. Il se précipite sur elle, sidérée, au bord des larmes, il se presse contre elle, il arrache sa blouse avec ses deux mains énergiques, il la tient fermement par la taille tandis qu’elle se rattrape à une chaise avec ses mains libres. Il tire d’un coup sur ses jambes, elle tombe avec la chaise et la table où elle a voulu se rattraper. Elle chute au sol en se cognant le crane. Il la pousse contre les carreaux de marbre froid et dur avec tout son corps velu et gris contre elle. Elle voit son œil gauche effrayant barré d’une tache. Il plaque ses lèvres contre sa bouche en la mordant. Il la serre au coup, il la secoue, il commence de l’étrangler. Je vais mourir.
Ça ne finit pas. Il donne des coups de bélier contre son pubis avec son sexe. IL frotte sa bite contre son corps en soufflant. Il lui dit « branle-moi ! » en tirant ses mains vers son paquet, brutalement, comme un forcené. Il lui dit des horreurs. T’aimes ça salope. Violent, banal, vulgaire. Il respire toujours aussi fort et souffle sur elle. Il se contorsionne, il approche son sexe de sa bouche à coups de reins. Sa fatigue, son dégout. Je ne veux pas ! Non !
Elle tord son corps pour échapper, elle le griffe avec es ongles dans le dos, elle bat de ses pieds contre lui, contre sa masse, elle s’agite dans tous les sens.
Elle crie.
Il la gifle pour l’assommer. Elle crie plus fort qu’elle n’aurait jamais pensé pouvoir le faire.
Le type essaye de la frapper et de mettre sa main sur sa bouche.
Elle hurle toujours.
En même temps elle prend avec ses deux mains une lampe très lourde en argent massif. Couchée puis redressée elle lui en donne des coups en pleurant de rage, elle le cogne, lui fait très mal on dirait.
L’homme recule, il regarde autour de lui l’air perdu, il attrape ses affaires, et enfile son slip et ses vêtements, se jetant précipitamment dans son pantalon, dans sa chemise. En même temps il tient la femme à distance, il la repousse, il la jette contre une armoire noire avec sa main gauche tandis qu’il débloque avec panique la serrure qui ferme la suite, attrapant au vol son ordinateur, son blazer, sa valise, se chaussant sans l’aide de ses mains, en piétinant ou écrasant presque ses bottines, tandis qu’il tient toujours la fille contre le meuble, son bras puissant et tendu qui la presse contre l’ébène.
Elle a les yeux braqués sur lui comme si elle le filmait, elle ne baisse pas la garde, elle bouge beaucoup, violemment, en tous sens, elle lutte de tout son corps, elle se bat de tout son esprit.
Il fuit, il passe la porte et il la referme sur elle. Il disparaît.
C’est fini.
Elle fond en larmes. Elle pleure longtemps avant d’appeler les secours, avant qu’on ne l’entende.

Le premier qui la voit ne sait pas ce qu’elle murmure ou chantonne. Elle cache ses yeux et sa figure avec ses mains. On la retrouve couchée tête cambrée contre l’armoire d’ébène, immobile et prostrée.

Heddi Boulebsel

Etrangeté

5 juin 2011

Je n’ai jamais entrepris quelque démarche que ce soit pour changer de nom ou de prénom. Je fais mine de porter fièrement un nom biscornu et étranger, imprononçable ici. Pour un rendez-vous, je dois l’épeler, je sais, et chaque fois le prononcer avec une élocution forcée. Une ou deux filles m’ont dit que c’était un beau nom. Je ne sais pas, je ne m’en rends pas compte, avec lui j’ai l’impression de traîner un bout de ferraille planté dans ma cheville le jour de ma naissance. J’en ai tant vus qui accrochaient dessus, qui le déformaient ou ne l’entendaient pas, incapables de le répéter, tant entendu que je doute que ce soit un beau nom. Je me rappelle ce professeur de mathématiques qui pendant deux ans dérapait sur les mêmes lettres, les moulinait à son gré. Il en avait trouvé une prononciation personnelle qui l’arrangeait, si elle n’était absolument pas conforme à ce qu’on pouvait déduire d’une lecture attentive de mon nom. Etranger, baroque, mais se prononçant exactement comme il s’écrit, pourvu qu’on accepte de le lire de la première à la dernière consonne, une sorte de pont sur des voyelles douloureuses. Le porter m’a enseigné à lire et prononcer attentivement d’autres noms étrangers avec application, par politesse, pour ne pas blesser.
Mon père ne barguignait pas avec notre nom ; pour une réservation, il le déformait sciemment, il le raccourcissait des fois en un jeu de mot plus digeste. Je ne peux reprocher à personne de me l’abimer. Aussi simple soit-il en vérité, il émane pour moi d’un monde de sauvagerie qui m’est à moi-même étranger. Il m’encombre comme s’il ramenait sur moi toutes les malédictions de l’Arabie, sans apaisement possible. Il trimballe avec lui toute la guerre d’Algérie, l’immigration, l’islam, j’ai dans la tête, contre mon corps, et sur les talons toute la fierté d’une société blessée. J’aimerais parfois me recréer, plus neutre et plus blanc.
Un jour une collègue que je trouvais revêche (elle criait et jugeait souvent) m’a dit pour me flatter qu’être enfant de deux cultures devait être une richesse pour moi. Le poncif. Je lui ai répondu brutalement que c’était d’abord avant tout une source d’emmerdements infinis, la refroidissant assez à mon égard.

Dès l’enfance je faisais pourtant bonne figure avec ça, je ne trichais pas avec les origines, le père algérien en France. En HLM je ne mouftais pas quand une voisine maghrébine m’horripilait avec sa voix trop aigue, lancinante et comme colérique, qui me crucifiait les oreilles.
Le compliqué surtout, c’était que je ne confiais à aucun camarade combien mon père était violent, jour après jour, une férocité lancinante qui n’explosait qu’exceptionnellement en coups véritables. Je ne me rappelle pas qu’il m’ait frappé plus qu’une fois. Ce jour-là on jouait en bas au ballon, lequel a roulé sur la nationale. Je me suis abstenu de courir derrière, contrairement à mon copain. Les voitures ont pilé, on est rentré chacun chez nous immédiatement, mes parents s’agitaient à la fenêtre, affolés, ayant tout vu dans l’impuissance. Je ne sais pas ce qui est arrivé au copain avec ses parents. Mon père m’a fouetté jusqu’au sang avec un martinet, en hurlant. Puis il s’est collé à moi pour appliquer de l’huile d’olive sur les traces, les plaies rouges. Comme un animal. Une bête.
Durant mon enfance, mon adolescence et même plus tard, ce type m’était une menace constante, avec une nature de pile électrique, prête à me foudroyer. Verbalement, Il me menaçait sans cesse, très explicitement, il me tenait toujours sous pression. Il me cherchait, nous cherchait des noises, camarade teigneux vous attendant à la sortie des classes, toujours, un frère aîné jaloux et abusif plutôt qu’un père. Il a aussi battu ma mère une fois, j’ignore pourquoi, nous étions à côté avec mon frère. « Si tu recommences. » « Regarde-moi !» « Ne me fixe pas, baisse les yeux. ». Je voyais ses pupilles marron, opaques et troubles comme de la gélatine.
Il connaissait le pouvoir qu’il avait avec sa violence, cette excitation, sa brutalité, et il s’entendait à manipuler sa femme, ses enfants. Mon grand-père maternel et ma tante le craignaient sans le dire. Ils ne se voyaient jamais sans tension.
Comme il était arabe, avec ce nom de famille, et moi devant en être fier, ce n’était pas concevable, c’était tabou de parler de cela à qui que ce soit. Le soir, on mangeait autour du poste de radio, Europe 1, son choix, et il fallait se taire pour entendre les infos en boucle. Le hit-parade, le même tous les soirs à la minute près. Il disait « Tais-toi ! ». Ou bien il pérorait sur la bouffe qu’il n’avait pas faite, dénigrant là-dessus ma mère. Il avait un appétit énorme et avalait en se servant plus que nous, il prenait dans les plats avec une violence gloutonne.
Ça ne l’empêchait pas de déblatérer sur le sujet. Enfant il avait connu la faim. Il nous disait, à nous, « Vous les français, vous ne savez rien donner à personne ! ». Vous les français. Son pays où on était plus généreux. Lui ne donnait rien à personne, sauf des colis à ses parents. Femme et fils, nous lui étions irrévocablement des étrangers. Comment dire ? Il nous éjectait de son sentiment d’exil. Moi son enfant. La radio continuait pendant qu’il parlait. Il prenait un os d’agneau et le raclait.
Il aimait les rognons, la tripaille. Il pratiquait la scatologie pour nous en parler. Ça me dégoutait.
Je le croisais dans la maison. Je ne sais pas ce qu’il trafiquait avec ses oreilles. Il trimballait son odeur de cérumen.
Il était omniprésent dans le sens que je vivais à ses côtés dans une peur perpétuelle. Je craignais son corps vif, électrique et abîmé.
A six ans j’avais pu le considérer avec beaucoup de distance parce qu’il était parti un an à cause d’un accident, pour une rééducation motrice à Fontainebleau. Nous lui avions rendu visite. Il était alors en fauteuil roulant et il a fait une scène à ma mère qui se démenait. Je ne comprenais pas pourquoi il était furieux. On voyait des gens avec des corps en morceau dans ce centre.
Puis mon père était rentré avec une jambe morte qu’il trainait sur moi, sur le canapé devant la télévision, avant que je ne me trouve un refuge définitif sur un fauteuil voisin, tant il me répugnait avec sa hargne et son handicap. Pendant un an j’avais appris ce que pouvait être une vie calme dans un foyer tranquille. Ça me donnait le recul.
Je feuilletais des fois l’album photo et retrouvais une photo de lui et moi, j’avais 4 ans sur le cliché, une terrasse au bord du lac d’Annecy. Je me rappelais qu’au moment où la photo avait été prise, il venait de m’engueuler et ainsi je tirais la tronche à côté de lui, avec son air dur et irascible.
Plus tard on déménagerait dans une maison. Toute l’habitation était à l’étage, sauf ma chambre bien vite au rez-de-chaussée, au fond du garage près de la cave. Je l’entendais toujours rentrer du travail avec sa boiterie monstrueuse qui résonnait dans l’escalier intérieur en béton. Chaque fois mon cœur se resserrait. Rien que sa présence. Comme s’il avait toujours moyen de me prendre en faute, encore un reproche à me planter dans le cœur. J’étais un gentil garçon calme et appliqué à l’école, timide, anxieux.
Exceptionnellement j’avais profité d’un mercredi pour inviter des copains. Le soir à l’arrivée de mon père, l’un face à l’autre à côté de mes amis, j’avais ressenti une colère retenue de sa part, une gêne, un malaise pour moi, tout était passé dans nos regards. Bien plus tard je m’étais trouvé pleurant au lycée pour une vétille amoureuse, une angoisse qui m’avait fait éclater en larme en fin de matinée. L’un des camarades précédemment venu chez moi m’avait demandé : « – C’est à cause de ton père ? – Non ! ».
Je ne parlais pas de lui, de ce lien pourri. J’ai essayé une fois en terminale devant un vieux copain qui ne connaissait pas la bête. Dans un couloir entre deux cours. Je chuintais une phrase chagrineuse qui disait « …. Mon père….. », sans articuler quoi que ce soit sauf des mots qui se bousculaient, qui s’écrasaient même, inaudibles. Le camarade agacé ou embarrassé a souri, ricané, à cette maladresse de timide, une de plus de ma part. Je l’aimais bien ce type, il était posé, simple, calme, un fils de médecin, souvent ironique à mon égard. De son milieu il tenait l’aisance et l’agressivité suffisante, obligatoire pour mener une belle vie jusqu’au bon métier et au-delà, après les concours. Sa mère était psychiatre, sympathique, son père dentiste. En mai 68 ses parents l’avaient mis à l’abri en Suisse avec ses sœurs, à cause de la révolution en France. De mon côté à cette époque, je regardais les voitures flamber à la télévision, dans notre HLM, mes parents faisaient grève et les instits aussi, c’était cool. Avec ce copain on s’est suivi de la 6ème à la terminale. On s’appelait toujours par nos noms de famille, jamais les prénoms. J’avais eu d’autres copains d’un milieu moins éloigné du mien, d’un abord plus facile, plus familier, mais ils n’avaient pas été assez bon pour me suivre jusqu’en terminale. Au contraire de celui-là. On se connaissait, on s’estimait assez. Il ironisait sur mon « nez d’arabe », quand il a forci à l’adolescence. Après le bac on ne s’est plus jamais vu.
Je n’avais pas de confident.
Un lycée sans filles, ou presque, comme l’armée.
Mon père était fier de mes études, s’il ne m’en rendait aucune tendresse. Il disait à un ami arabe, sans me consulter : « il fera polytechnique ». Comme je me démenais, un chemin envisageable, plausible. Pas pour moi. Je l’ai déçu.
Mon père avec son nom et sa race, j’avais du mal à m’adosser dessus. Il exprimait un orgueil légitime. Il n’avait pas choisi d’être harki pendant la guerre, au contraire. Indépendamment de tout jugement qu’on peut porter sur les protagonistes du conflit et leurs idées de patries qui s’opposaient, je peux dire que mon père avait évité et nous avait ainsi évité d’être du camp de la lose. Personne ne l’a baisé. Au moins ça à son crédit. Mais je le sais, le savais d’une race colérique qui devait se hausser du col pour ne pas se sentir rabaissé par l’espèce des anciens colons, et par l’esprit qui régnait vis-à-vis de lui-même et de sa race dans ce qui avait été Métropole : la France où il avait choisi de vivre.
Mon père nous a répété dix mille fois deux ou trois misérables récit : la pauvreté extrême dans son enfance, la faim qui le faisait s’arrêter à l’étage pour respirer une bonne odeur de nourriture qui sortait d’un appartement, lui adolescent affamé. Les drapeaux français dérobés un 14 juillet pour y tailler des shorts de bain que ses parents ne pouvaient lui payer. Il demandait à sa mère de tailler dans le bleu. Son père qui l’a battu une fois pour une déficience scolaire. Le rackett de jeunes juifs pour de la nourriture, il avait faim. Il espère aujourd’hui qu’ils lui ont pardonné. Surtout ressassée, son arrivée en France en 1950 avec 50 centimes en poche, les premières nuits-là, dans l’arrière salle d’un restaurant kabyle, à Lyon. Ouvrier immigré, épouse une française, subit un accident, cadre à Gaz de France…
Il y a trente ans, il avait ouvert un carnet « Nous les… », avec son nom écrit. Y figure seulement le nom de son chien.

Sous le vernis de sa fierté, du haut de sa race ou comme self made man, je n’ai pas percé son mystère, connaissant peu de son histoire, sauf une nostalgie blessée. Son caractère comme je l’ai objectivement décrit ? Peu m’importe ce qui a fait de lui un tel chieur. Genèse de psychopathe. Pour sa race, plus arrogante que fière d’avoir été si longtemps et si souvent rabaissée ou saccagée : là-dessus j’ai plus d’idées et de perceptions que de récits. Je sais seulement que mon père avait à se battre contre une honte native, sans plus cerner l’affaire. Avec son nom en terre d’exil. Mon nom.

Mon prénom, ils me l’ont choisi, mixte mais compliqué, d’une orthographe délicate. Je peux juste me reposer en le laissant écrire n’importe comment par n’importe qui.

Heddi Boulebsel

Thérapie.

27 mars 2011

J’ai pris rendez-vous chez le docteur Ruth psychanalyste à Paris, rue de la Roquette, sous un faux nom. Déjà 20 ans que je ne l’ai vue. On monte chez elle par un escalier de bois très raide qui ne conduit qu’à son entresol. Je sonne, la porte grésille et s’ouvre automatiquement comme autrefois. Même salle d’attente, côté gauche, blanche sous un entrelacs de poutres. Normalement on y est seul, mais j’ai une très grosse avance, et je trouve une fille prostrée qui ne me voit pas. Toujours les mêmes magazines bien rangés et classieux. Beaux-arts, revue littéraire en paquets de mots abscons, savants, incompréhensibles et précieux sous une couverture luxueuse et glacée.
Très vite j’ai les yeux qui me brûlent, je suis en larmes : je me lève et jette un œil à gauche vers son appartement : un chat s’enfuit et passe sous une cloison translucide qui le sépare du couloir. On en voit la première pièce accessible derrière une baie : la cuisine où mijote le même plat qu’il y a 20 ans, dans la même cocotte, avec le même chuintement. A cause de la bête, je retrouve comme autrefois au même endroit les mêmes allergies qu’éveillent chez moi les poils et humeurs de félin. Allergie aux chats, comme si c’était ici le même animal qu’autrefois. Je me demande si la maîtresse a changé physiquement. Comme avant, maintenant, je pleure et renifle. Elle apparaît, la jeune fille court jusqu’à elle comme un toutou et la dépasse vers son cabinet. Le docteur Ruth me scrute et ne semble pas me reconnaître. Elle m’interroge avec des yeux durs qu’elle rabaisse en un quart de seconde. Elle n’a pas changé, mêmes cheveux noirs coupés au bol, même rictus triste, pas même amplifié par des rides. Même jupe sombre tissée. Elle referme la salle d’attente sur moi.
Bientôt viendra mon temps, plus ou moins vite. Je reste raide sur ma chaise, aux aguets, prêt à bondir. Je suis bandé comme un arc, pas question que ma tension baisse, mon attention crépite. Je ne saisis pas de magazine : pas de peur ni angoisse, pas question d’être une seconde distrait. Sans bouger d’un pouce, j’épie tout ce qui peut survenir, les craquements du bois, le saut d’un des chats, vicieux comme de sales gros rats, des bruits dans la cour. Quelqu’un rentre une poubelle avec des raclements au sol. Deux femmes passent dans la rue en se parlant, deux enfants aussi, qui jouent, batailleurs et bruyants. Des voix dans les étages, au travers de fenêtres qu’on referme et bouscule, des pas dans la cour puis dans la cage d’escalier, vers les étages : une porte s’ouvre enfin puis se referme. Un amateur massacre tout calme et toute harmonie, il fait grincer son saxophone comme on égorgerait une bête.
Tout cela cesse, on n’entend plus que le monologue aigu de la jeune fille dans le cabinet de la psychanalyste, une litanie, une plainte monocorde qui baisse comme pour une agonie, la jeune femme semblant chuter sans répit vers le sol, elle suffoque jusqu’à ce que l’air qui lui est donné se raréfie, jusqu’à l’asphyxie. Elle étouffe, on n’entend plus qu’un souffle à la fin, à peine des mots dans ce râle. Je réfléchis et la vois étendue raide sur le divan, resserrée sur elle-même, l’autre folle assise derrière comme une ombre froide. Des fois le fantôme accompagne le flot mourant de la patiente d’un « hmmm ! », comme le caillou qui fait ploc dans la mare qui s’enfonce dans la terre pourrie de vase et d’acides. C’est ainsi que je le vois.
J’imagine que le docteur prend des notes avec un énorme stylo encre. Elle les jette sur son bloc où on ne pourrait rien déchiffrer, des points et des tâches, des points, des tâches, araméen étrange, sabir illisible, intraduisible, opaque. Ou bien avec un crayon taillé comme une dague, elle jette des traits, griffures et entailles sur son carnet. Peut-être rédige-t-elle des fiches. Je crois qu’en vérité elle assemble des recettes pour accommoder les viandes. Toute une activité qui l’empêche de rester affaissée sur sa chaise devant son bureau.
Je l’entends : « C’est fini ! ». La fille avec sa voix morte : « à jeudi docteur ! ». Pas de réponse. La petite se précipite dans l’escalier, la porte sèchement claquée sur elle. J’entends son pas précipité, fuyant, claudiquant, elle va se tordre la cheville contre une marche, rouler et tomber jusqu’en bas. L’escalier de bois résonne d’un fracas formidable, mais elle arrive en bas et frotte des pieds comme si on la traînait sur la dalle de béton, ses talons raclent le sol en direction de la rue. Plus de bruit. Dans la rue, surgit le sinistre piaulement d’une moto, comme si la machine avait été en embuscade.
Le docteur Ruth se précipite vers sa cuisine. On entend le sifflement perçant de sa cocotte qu’elle a déplacé et dont elle a tiré la soupape. Des chocs métalliques, le couvercle arraché de la marmite. Elle fouaille dans la daube, je l’entends. Je l’imagine la chair et le jus rouge, le sang cuit coulant de ses dents, ses canines baveuse à découvert. Elle remet tout sur la cuisinière, serrant la poignée comme une forcenée avec ses mains trop grandes, trop fortes, et nerveuses. Une dernière étreinte de ses mains puissantes, la poignée est serrée, à la limite d’être cassée. Elle a mis le feu très fort, un bruit de flammes, comme un incendie sous la viande. Elle baisse le feu dès qu’un sifflement strident est monté. La bête morte enfermée dans le métal cuit à l’étouffée.
Maintenant elle vient me chercher pour s’occuper de moi, je me tiens prêt, sur mes gardes. Son pas tout proche. Elle ouvre d’un coup la porte de la salle d’attente. Un dixième de seconde, sa langue fait le tour de ses lèvres, de ses dents, se pourléchant le menton, les joues. Elle me fixe comme tout à l’heure, durement.
Elle ne veut pas m’identifier, ne semble pas me reconnaître. J’ai passé huit ans sans interruption dans son cabinet, deux fois par semaine, un quart d’heure à chaque fois. Je vois ses yeux noirs, laids, sans lueur, comme morts. Ils sont inchangés.
« Entrez ! ». Sa voix est rêche, sèche. Elle fume beaucoup je présume, je me tiens à distance de son visage, pour ne pas respirer une haleine infernale.
Toujours les mêmes règles pour les séances, courtes, fréquentes, payées cher. Deux cent euros cash, en espèce, à chaque fois.
Je me suis mis de mauvais gré sur le divan, la main gauche crispée sur le bord comme pour en sauter, pouvoir m’en relever d’un seul coup. Ma main droite est serrée sur un revolver, dans la poche du blouson que je n’ai pas ôté, voulu ôter.
Comme il y a longtemps, je suis entré en larmes, mes yeux rougis et ma gorge nouée par ma vieille allergie à ses chats.
Je ne parle pas. Il se passe d’infinies minutes où je n’entends que mon sang tapant dans ma poitrine. Silence. Absolument muet. Une éternité.
« -Pourquoi venez- vous ?
Long silence.
Je dis : -J’en ai vu beaucoup comme vous. »
Notre dernière conversation serpente entre ces blocs sans parole où nous nous épions l’un l’autre. Je ne réfléchis à rien, la surveille.
« -Vous me connaissez docteur Ruth, je vous ai pratiquée pendant huit années. Je venais et je vous payais, je vous mangeais dans la main, j’étais votre petit chien. Je vous adorais. J’étais venu pour me porter mieux, je l’ai oublié, je suis devenu votre caniche, qu’importe si dans ma vraie vie tout foirait, tout a de plus en plus foiré.
Je vous ai parlé sans que vous m’interrompiez ou me répondiez jamais, mille théories et rêves sur mon enfance, toute ma vie révolue. Blablabla. L’enfance, maman, papa, je labourais tout sans fin. Tout est devenu une même boue où j’ai adoré me vautrer. Jusqu’à ma chute, quand je n’ai plus pu vous payer, je me suis roulé dans cette fange.
Vous ne m’avez rien dit, vous m’avez laissé m’enfoncer. »
A ce moment je me tourne vers elle, raide dans son fauteuil, aussi expressive que si elle portait un masque de cire, sauf un rictus qui lui barre la face.
« -Je baignais dans ma pisse, dans mon eau sale. Les libres associations d’idées, les rêves sur commande, tout de la même eau, à tourner en rond, tout pour croupir. Papa, maman, enfance, je me suis étourdi dans votre manège sans jamais bouger, alors j’ai régressé.
Vous m’avez laissé pourrir.
Ma vraie vie s’est enfoncée dans l’horreur. J’ai perdu mes amis, je me suis renfermé, isolé, j’ai moisi, j’ai muté en célibataire repoussant. Tout le monde le voyait, vous en étiez consciente, comme quiconque. Vous êtes restée muette, vous m’avez encouragé à continuer vers le bas. Je vous payais. »
Encore muette, elle glisse sur son fauteuil, le faisant craquer. Je guette un autre bruit : rien. Je reprends :
« -Par dévotion pour vous, je m’appliquais à illustrer devant vous toutes les théories mal apprises de la psychanalyse, notre religion, la belle secte où je me suis enfermé avec vous. Vous ne m’avez pas interrompu dans ma folie, vous m’y avez encouragé. »
Elle ne bouge pas, ne réagit pas.
« -Jamais ma vie du moment n’était évoquée, vous ne me demandiez rien sur ce qui la constituait, peurs, tourments échecs. Vous ne m’avez pas demandé « et au fait comment vivez vous ? ».
Des collègues me causaient du tourment, le travail m’empêtrait, et les jours de congés dans une solitude infâme, je ne vous en parlais pas, vous ne me questionniez jamais.
Ça ne vous intéressait pas, ne vous concernait pas, vous n’éprouviez à mon égard aucune curiosité. Nous jouions à la psychanalyse tarifée, comme un enfant à la dînette avec un crève-la-faim. J’étais brillant et stérile en votre compagnie, je me détruisais doucement, n’avançant pas avec vous, les mêmes ressassements pendant huit ans. »
Son silence toujours : je me redresse encore pour vérifier qu’elle est physiquement présente, je vois son regard noir, loin au-dessus du divan.
« -Avez-vous su que je perdais mon emploi, ma place, à force de chavirer ?
J’ai beaucoup bu, seul dans mon coin, l’avez-vous su ? Avez-vous eu envie de le savoir ? (Je crie).
Je ne vivais plus ! Je ne voyais personne d’autre que vous à la fin, je n’habitais plus nulle part, le saviez-vous ? Papa, maman, l’enfance, le trauma, le vieux manège s’affaissait et tournait sous votre coupe. Les mots qui s’emboitaient et tournaient, tombant dans le puits sans fond. Je vous ai lâché mes derniers billets, et là après, vous m’avez libéré, enfin insolvable, lessivé !
J’en ai eu un chagrin énorme. Plus possible de vous revoir. »
Je crois entendre un griffonnage, peut-être depuis le début. Le bruit de crayons dans lesquels elle mettrait ses doigts longs, ou bien un jeu qu’elle mène avec ses ongles tranchants, faisant jouer leurs pointes l’une contre l’autre. Une activité crispante et inaudible.
« – Pour moi, il n’y avait plus ces méchants rites : retirer des liasses du distributeur, ventre vide, un arrache-cœur, et vous les remettre quand vous me coupiez dans mon rôle, chaque fois : « C’est fini ! ». Vous voir palper les billets, qui disparaissaient dans vos mains. Vous les froissiez avec gourmandise, les escamotiez. Je vous imagine les ressortant de votre poche pour les frotter à votre nez avant de les ranger dans une boîte large. Comment et dans quels plaisirs l’avez-vous blanchi ce fric ? Zéro impôt je pense. »
J’entends très nettement le bruit d’une page qu’on arrache d’un carnet, ou d’une feuille qu’on déchire, avant d’en faire une boule.
« -Qu’est-ce que j’e vous ai donné avec ma peine durant ces huit ans ? Quels voyages vous êtes vous offerts, quels spectacles, quelles parures, quels séjours à bord de doux paysages suisses, qui m’ont échappé ?
Vous disiez « C’est fini ! ». Vous vous placiez chaque fois contre la porte, ouverte ici, mains serrées dans le dos, impossible jamais de la saisir, pas d’effusion, pas de poignée de main, plaquée au mur, je partais vite par l’escalier, vers la rue, j’étais bouffé d’angoisse, j’errais devant des vitrines, j’entrais au seuil des bars, j’hésitais à me défaire de mes derniers francs (ça m’aurait soulagé) après m’être ainsi dilapidé chez vous.
J’avais un masque de stress qui m’enserrait le visage. Je titubais, un nœud me sciait les viscères, l’estomac. Mon cœur tressautait, parcouru d’ondes électriques.
Je traînais longtemps dehors, abasourdi d’un chagrin sans voix, je me crispais dans mon lit sous mes draps.
-C’est fini ! », me coupe-t-elle. Elle jette quelque chose dans un tiroir qu’elle referme, peut-être un cahier.
« -Oui ! Non ! » Je dis.
Elle se serre contre la porte. Au lieu de filer devant elle, je la saisis par les épaules et la retourne, lui attrapant et lui tordant les poignets. En la renversant, dos contre moi, je lui fais cogner violemment la tête contre le mur. Elle résiste comme une bête, alors, je la renverse. Je suis couché sur elle, à genoux sur son dos, lui tenant la gorge d’une main, attrapant de l’autre un stylet d’or, au manche de diamant, posé sur un guéridon. Je le porte sur elle mais ne réussis qu’à lui taillader les épaules, car elle fuit comme un serpent. Je la retiens par le bras tandis qu’elle m’entraîne vers sa cuisine. Là je réussi à la faire chuter encore, la faisant se cogner contre une desserte de métal, puis contre sa cuisinière. Elle rebondit de la tête entre l’un et l’autre, comme une balle, puis se crispe dans ses habits noirs, respiration emportée et sifflante. Je suis dressé au-dessus d’elle, écrasée au sol. Je saisis alors la cocotte-minute bouillante, toujours sur le feu, et de mes deux mains, avec les deux poings crispés sur les poignées, je lui porte des coups violents sur le crane, sa boite crânienne est enfoncée soudainement, son visage et ses cheveux ne sont plus alors qu’un amas de plaies dégorgeant du sang. Elle à un soubresaut, un dernier mouvement, mais je la piétine encore. J’ouvre la cocotte et j’en verse le contenu brûlant sur sa tête et tous son corps. Je suis essoufflé, et m’assied au sol. Le chat s’approche en poussant un miaulement déchirant. Malgré les larmes venues de mon allergie, je l’attrape au cou puis l’étrangle, le cogne contre un meuble d’acier brossé, je le poignarde avec un couteau de cuisine, dix grands coups, puis le jette violemment contre un mur.
Le docteur Ruth est morte. Je tire son cadavre en la prenant sous les aisselles, à travers le couloir, vers son bureau. Là je la hisse sur le divan, avec un peu de peine, car elle est déjà un peu raide. Je m’installe dans son fauteuil, m’y carrant, un petit peu étourdi, léger. Je manipule tout ce qui est à portée de main, livres, bibelots, tiroirs, dossiers. Je brasse tout ce matériel comme des jouets. Dans son secrétaire, je trouve une enveloppe large d’où sortent des billets de banque. Je la glisse la poche de mon pardessus.
Beaucoup de temps passe encore, où je reste assis-là au-dessus du corps étendu. Finalement je m’ennuie un peu de ce contentement, là dans cette pièce. Je me lève comme pour en faire un dernier tour. Un dernier regard sur le corps rigide, sur le cabinet, je tourne la tête de tout côté pour n’oublier aucun détail du décorum, pour ne rien oublier et le fixer à jamais dans mon esprit. Je marche et embrasse une dernière fois du regard tous les détails qu’il me sera possible de me rappeler. Une grande flaque de sang a coulé du cadavre sous le divan.
Je referme la porte du cabinet. Je ferme à clé son appartement. Je sors. Je descends doucement l’escalier. Passe le porche. Je me balade, me promène rue de la Roquette, libre et heureux.
Heddi Boulebsel

Berlin : été 1981.

22 février 2011

Je prends le train vers Berlin où j’ai trouvé un job d’été dans un centre de tri postal, grâce à des jumelages franco-allemands.
Je suis hors de moi ces temps, j’ai raté ma correspondance à Paris, me trompant de métro. Il me faudra dormir à Paris : dans la rue, je trouve un type qui m’héberge, c’est facile. On se donne du plaisir, on parle de nos parents. Il ne veut rien dire de sa déviance aux siens qu’il pense trop âgés pour leur faire passer cette épreuve.
Je trouve un train pour Berlin qui m’amène là-bas tard le dimanche soir, tard. Le voyage est long et plus calme. La veille j’ai subi sur Lyon-Paris un Walkman dont je ne percevais que les percussions crachées, ça m’agressait et j’en pleurais. Le train allemand traverse l’Allemagne de l’Est enclose derrière des barbelés : inaccessible, on voit juste des voitures vétustes, au dessin vieillot qui me transporte 20 ans en arrière. Des Trabants. Contrôle des passeports dans le train arrêté au milieu de rien. Arrivé à Berlin, on me dit quel bus prendre, où descendre : à l’adresse indiquée je trouve porte close, j’appelle en vain à travers un portail opaque et fermé. Je donne-même des coups de poing, en vain. Je me résous à dormir dehors, vautré sous un escalier, sur du béton, agrippé à mon sac.
Le matin je retourne vers le portail enfin ouvert, Il me faut traverser une cour intérieure pour atteindre un meublé. Les deux français avec qui je dois vivre sont là, un chevelu et un grand brun, rigolards. Je dois courir prendre mon poste dans le centre de tri, je suis en retard et j’ai du mal à me faire comprendre au contrôle, avant qu’on m’amène à mon poste. Je ne saisis pas un dixième de ce qu’on me dit « Erdgeschoss ! » ou quelque chose comme ça, je ne sais pas. On me montre un vestiaire désert où ranger mes affaires, on m’envoie au tri des paquets : fastidieux dès le début. Si je me trompe on me fait des gestes. A la fin de la journée arrive un français qui vit ici et travaille le soir. Pour moi ce sera les trois-huits.
Je retrouve mes colocataires, Jean-Marc et ce mec dont je ne me rappelle plus le nom, alors je l’appellerai le blaireau. Celui-là veut intégrer une école de commerce. Jean-Marc lui a fait psychiatrie, je l’apprends très vite : comme usager. Il a vu un psychiatre parce que ses parents s’inquiétaient, Jean-Marc a vu le psychiatre et a refusé de lui parler. Il me raconte tout ça dans la cuisine, un soir. Jean-Marc fume du hash, beaucoup, il n’a pas fallu dix minutes pour qu’il me le dise. Il a des cheveux longs, une barbe et une moustache pas taillée, une peau pâle tâchée d’acné, striée de rougeurs ; il semble fragile ; il a un rire faible qui sanglote un peu.
Le blaireau n’aime que son nombril, il a des opinions sur tout, essentiellement sur ce qu’il ne connaît pas. Petit bourgeois de Nancy, il a eu le job par relations, alors que ces boulots de merde sont plutôt réservés à des enfants de postiers.
Le père de Jean-Marc est facteur. Sa mère ne travaille pas.
Jean-Marc connaît bien l’Allemagne déjà. Il a passé du temps à Hambourg. Il rêvait sur le port devant la Mer du Nord et les grues, sur les quais de débarquement.
I l aime ce livre, « Le loup des steppes » d’Herman Hesse. L’histoire d’un type perdu dans la ville, un loup donc, c’est ce que je comprends.
Jean-Marc passe son temps libre devant la télévision, les yeux dans le vague.
Il a sa propre chambre : il se lève tôt, comme facteur, et moi je dors avec Blaireau.
Grand, cheveux épais et noir, peau mate, je ne sais plus si Blaireau était beau ou laid. Je sais qu’il était con.
Au travail, je le retrouve à la cantine : il se sert des assiettes qui débordent de soupe, pour économiser sur la nourriture. Sur son plateau, dans chaque ramequin, est empilée de la bouffe, des crudités en équilibre instable arrachées au self où il vide les plats. Je l’ai vu glisser dans sa poche un gâteau ou un fruit, un troisième dessert. Sa carcasse n’est jamais pleine, il n’est jamais rassasié .Il mange comme un chancre, tout en critiquant la nourriture des « teutons », comme il dit. Je lui explique que c’est une cantine, pas un trois étoiles. Le plus souvent il me fait honte, ou plutôt, je crains que son comportement de goinfre, son impudence et son sans-gêne (ainsi quand il persifle à voix haute sur les germains qu’il a en face de lui, ou quand il esquisse un pas de l’oie en retournant au turbin « ein, zwei !» ne soient comptés à mon débit.
En ma présence, Jean-Marc est bavard sur les stupéfiants, il pratique une apologie amoureuse des drogues, avec des références littéraires, citant des bouquins, les auteurs qui ont pu en parler. Baudelaire. Confession d’un mangeur d’opium. Il prononce « Hash », « Opium », comme un mot de passe. Il semble heureux de me prendre à témoin pour cette initiation, tandis que je ne fume pas même une cigarette. Je l’écoute, n’énonçant pas de jugement. Je reste frileux devant son addiction Je ne désire pas entrer dans ce vice et il ne m’incite pas à le partager. Il peut me parler en toute confiance.
A un mètre, Blaireau ne l’entend pas et pratique régulièrement un discours sur « les drogués, ces pauvres minables … , ces malades», comme si Jean-Marc était absent de la pièce, comme s’il n’avait fait aucune mention de son goût pour les dopes, ou jamais sorti un pétard devant nous.
Je suis le seul que ce mépris grossier pour les junkies semble blesser, coincé entre Jean-Marc , sourd à ce fiel qui lui est normalement adressé, dans sa détresse envapée, embrumée des prestiges douteux du hash et l’autre grand conformiste, avec son insensibilité rutilante et agressive.
Quand on ne bosse pas, on stagne, fermés dans l’appartement, pour récupérer, cuver de la fatigue que nous fait nos horaires perpétuellement décalés, nuit, jour, selon un enchainement fou.
Pour la nourriture, chacun se débrouille, Jean-Marc ayant préconisé que chacun se débrouille, « pour éviter les complications ». On a d’abord tenté d’avaler ensemble de la choucroute crue en boîte blaireau et moi-même , achetée sans dictionnaire, puis on a suivi l’avis de Jean-Marc, chacun son étage de charcuteries rangées au frigo, chacun son étui de pain de mie au placard.
Des fois, Jean-Marc nous entraîne au-dehors et nous ouvre d’autres portes que celles de la perception : grâce à lui on visite des squatts, on rend visite à des squatteurs du quartier pauvre de Kreutzberg, le quartier alternatif aussi , avec ses immigrés turcs. Je suis stupéfait de voir toute cette ingéniosité, cette détermination, cette efficacité. Derrière une porte, on passe deux, trois cours d’immeubles, on trouve des abris arrangés comme à Byzance, avec des salles de réunions et cuisines communes aménagés à l’allemande (il y a tout l’électroménager qu’il faut). Je suis stupéfait qu’on ait pu construire tout ça sans que l’obstacle des propriétaires et de la police ne l’ait empêché. Ces gens se battent, défendent leur mode de vie, et nous, on se retrouve au milieu d’eux au mois d’août pour une manifestation qui rassemble des dizaines de milliers de personnes.
Il fait beau, on passe un vieux tunnel. Au beau milieu de la manif, un jeune punk sans croix gammée, impossible ici, m’apprend comment on fait se dresser ses cheveux sur la tête, avec de l’eau sucrée.
Jean-Marc m’explique que Berlin a toujours été une ville de trouble, de grouillement, d’agitation, excepté sous le nazisme. Ça cadre avec ce paradoxe que les français qui veulent échapper au service militaire se réfugient dans cette ville gardée par les armées de trois nations, USA, France, Angleterre.
Dans les squatts visités grace à l’entregent de Jean-Marc (sans lui aurions nous n’aurions pas su qu’ils existaient), on trouve des grands poêles à carreaux de faïence blancs, immenses et propres. Blaireau demande si c’est des fours crématoires. N’importe quel allemand comprend un français qui dit ces lourdes stupidités. J’ai honte.
On croise un beau métis français qui a sa chambre là. Devant son matelas sur le sol, il a empilé des livres d’Yves Navarre, que ne lisent que les pédés en France, mais je n’ose pas prendre langue avec ce jeune homme, ni dire que j’adore cet auteur, à ce moment, pour ce qu’il représente. Je suis même incapable de retrouver le squatt où crèche le jeune homme. Trop timide.

Berlin, je l’ignorais et le découvre est une ville de débauche homosexuelle. Il y a des toilettes géantes et populeuses, ou des pissotières grouillantes à tous les coins de rue. Un type que j’aborde et à qui je demande où sont les meilleurs endroits, les boîtes etc. me répond « partout ! », autrement dit je ne t’en raconte plus que si tu couches. Il est facile de consommer du sexe entre hommes un peu partout, mais je me rappelle surtout un type surgissant de nulle part et se jetant sur moi avec un T-shirt de Mickey. Ça pullule dans les chiottes publiques, ça s’agglutine.
Un type montant sur une grille et nous dévisageant tandis qu’on s’accouple.
Un jour, je laisse une revue gaie à la vue de mes colocataires, pour dire : je veux du temps sans vous. Nous n’avons jamais eu de soirée autonome.
Blaireau dit : « vas-y si tu veux faire tes trucs ! ». De sortie seul un soir, je trouve une boîte où je ne me sens pas à l’aise, isolé, sans personne qui me parle ; je reluque un jeune comme moi qui me donne une grande claque sur les fesses et me parle comme s’il m’agressait, je ne comprends pas son allemand, me sentant éconduit. Je sors du club et tombe sur un autre, 18 ans peut-être qui me conduit dans le hall d’un établissement : je reste assis là, il m’a expliqué que pour plus c’était payant, on pourrait baiser dans un box.
Je rentre bredouille.

Tous les trois, toujours ensemble, de quoi parlons nous ?

Mitterrand cause dans le poste à des journalistes allemands effarouchés. Je ne décode pas une phrase du président : « je suis socialiste, pas social-démocrate ! » à la signification calculée au millimètre. La gauche est arrivée en France, ce serait un sujet pour moi, mais c’est une chose qui semble assombrir la vie du jeune Blaireau, comme un deuil qui ne se dit pas. Il n’en parle jamais. Jean-Marc est à cent coudées de cette histoire que je n’arrive à partager avec aucun des deux.
La drague, les filles, comme sujet de conversation, c’est exclu, chacun a ses raisons pour cette impasse.
Blaireau téléphone à nos frais ou se fait appeler régulièrement, tous les trois jours, on l’entend dire « je ne ferai pas ça toute ma vie », il se moque des allemands. Je décroche parfois pour lui, « je vous le passe ! », l’écouteur résonne : « ça va mon grand ? ». Visiblement sa mère. Il l’écoute en se tortillant de plaisir. Je me demande ce qu’ils ont tant à se dire depuis deux ou trois jours. Il se vante beaucoup, « j’ai fait ci, j’ai fait ça », même s’il n’a fait que suivre. «mes sbires, je les mène à la baguette ! », « oui, je t’assures, c’est pas des vêtements qu’ils portent mes deux collègues, ils sont fringués, comme des Ossi, tu sais des allemands de l’est, ils n’ont pas des T-shirts, juste des tricots de peau, enfin l’horreur ! », voilà pour nous, avec un rire de connivence qui sort de l’appareil. Puis rituellement on lui passe une « Claudine », sa sœur peut-être, avec qui il reprend ses blagues sur les allemands et la colocation. Je lui demande : « t’as une fiancée ? » et il lève son menton carré : « ça ne te regardes pas vraiment ! Et pourquoi j’en aurais pas une ? ». Immuablement Claudie lui passe « Mamie », il lui hurle les mêmes nouvelles comme si elle était sourde. On profite bien de tout ça, on n’échappe pas à ce qu’il leur dit, il crie dans le combiné, ne baisse la voix pour aucune confidence (de sa famille ou les vannes sur nous) comme pour nous effacer.
A deux mètres, Jean-Marc est face à la télévision sans cesse allumée, il n’entend pas les exclamations du forcené, je ne sais pas ce qu’il perçoit du programme qu’il regarde.
Un jour Jean-Marc me regarde fixement avec des yeux de noyé, des pupilles floues, chacun dans son fauteuil, après une balade où je l’ai photographié. Mais je ne sais pas décrypter ce qu’il a à l’esprit, une angoisse, plutôt que du désir, ou rien, une ombre qui tourne et flotte en lui. Il semble fermé sur son monde, dope ou névrose, je l’ignore. Je lui demande « ça va ? ». M’entend-il ? Il ne répond rien.

Dehors nous traînons plutôt dans les rues, restant au seuil de pubs, des « bierstuben ».
On visite une boîte pour jeunes quand elle est encore vide.
Jean-Marc nous conduit quand même dans un building, à côté du centre de tri, près d’un terrain vague où se dresse une porte monumentale, un arc de triomphe perdu. Un bar occupe tout un étage. Y sont érigés des haut-parleurs noirs et géants, le sol et les murs tremblent, on ne s’entend pas. Un tube impressionnant pour moi alors nous tape dessus, « In the air To night », les attaques de basse et de batterie nous morcèlent, le chanteur sanglote. Jean-Marc est excité comme une vierge le jour de ses noces : il s’achète de l’héroïne, attendant depuis longtemps ce progrès, cette chute. Des guetteurs sont postés : si les flics arrivent, tout le matériel est jeté par les fenêtres. Je pense à des seringues qui volent. Je ne sais pas quoi dire pour dissuader Jean-Marc, Blaireau ne se rend compte de rien.
Dans des wc publics, j’ai vu une seringue avec un demi-citron essoré, au moins une fois.

Je suis épuisé des trois-huits.
Gérard mon collègue français se traîne un bon accent allemand, depuis le temps qu’il s’est réfugié ici pour échapper à la conscription. Il met une radio française qui diffuse du rock et la coupe dès que la musique cesse : ça bavasse trop à son goût les radios françaises. En musique on jette des colis sur une table métallique, on les trie en les jetant dans des cages. Gérard fume du hash aussi, tous les jours. « Ce n’est pas dangereux ; simplement tu perds de la mémoire ! ». Ses cheveux lui tombent dans le dos.
Je constate que des allemands peuvent être paresseux, au rebours de leur réputation ou de la légende. Ils déconnent et glandent dès que c’est possible, jouent avec les paquets, ralentissent le rythme si on ne les surveille pas de près.
Travail la soirée et toute la nuit.
Pour les contractuels comme moi, auxiliaires d’été, français, souvent étudiants, on réserve le pire. Ainsi à 4 heures du matin quand on voudrait que le jour apparaisse enfin furtivement, par les fenêtres haut perchées, floues ou sales (pas de vrai paysage visible, pas de vue, juste cette notion : le jour ou la nuit).
A ce moment nous sommes désignés pour vider très vite des sacs trop lourds tombés de l’aéroport, pour qu’on puisse se mettre tous au tri. C’est brutal et violent, on se casse le dos pendant que la radio beugle inéluctablement des tyroliennes abjectes. Les chefs et les allemands nous regardent faire en se croisant les bras.
Dans cette usine on nous parle peu, mais Gérard au bout de 2 mois, à la fin de mon séjour, me dira que je me débrouille mieux pour comprendre ou pratiquer la langue. Je ne me rappelle que d’avoir plié l’échine et obéi à des gestes ou des cris, des aboiements, c’est précisément ces derniers que je décode mieux.

Jean-Marc et Blaireau sont allés ensemble à Berlin-Est, j’ai refusé de les accompagner selon un principe idiot, je ne veux pas filer d’argent à une dictature, ni visiter de cafétéria ou de librairie à la gloire de Lénine. J’imagine des drapeaux et de l’art propagandiste, l’impossibilité aussi de discuter sérieusement avec les gens de l’Est. Les deux peuples communiquent par leurs chaînes de télé respectives. Celle de l’Est nous arrose de lénifiante musique classique. Je me suis rendu déjà près du mur qui sectionne Berlin, vers Check Point Charlie, j’ai même adressé un signe de main à un soldat est-allemand qui surveillait un no mans land depuis un mirador. En un endroit sont célébrées des gens tués dans l’interzone (il y a deux murs parallèles en fait) étroitement gardée, ou pris en creusant un tunnel. Côté ouest on grimpe sur des escaliers qui donnent un vague point de vue au-delà du mur. Je vois un vieux monument, en face, la porte de Brandebourg, intégrée au Mur.
Je me souviens des grandes balades solitaires, des visites infinies et contemplatives le long du mur, que je ne veux pas achever ; j’essaye de gratter, d’arracher avec les ongles quelque chose du mur ; tags et fresques peintes recouvrent le béton. Il y a du calme, j’entends un piano, près du mur, avec le soleil qui baisse. Des vélos filent, il y en a beaucoup ici. Des pistes, des lacs, des parcs, des bois pour la ville enclavée au milieu de l’Allemagne de l’Est. L’île urbaine a ses îlots de verdures, ses châteaux, que nous visitons. Du temps passé aussi au National Galerie, un refuge pour l’Art Moderne, nous y passons la journée. Mais je préfère les escapades que je mène seul, ici ou là, jamais loin du Mur. On peut pourtant vivre ici sans le voir vraiment chaque jour.

A l’instigation de Jean-Marc, on ne paye jamais le métro, l’accès est libre ; on peut attacher une bicyclette dans n’importe quelle voiture. On prend souvent le métro aérien dont la ligne est interrompue par la frontière avec l’est. Un jour je lis à voix haute un graffiti : « beisst mir die Eier ». Jean-Marc rit aux larmes. Mords- moi les œufs.

A la piscine une débauche d’amusements inconnus en France, des toboggans, comme au cirque. On dit que l’eau se colore si on urine. Il vaut mieux que des français en soient prévenus, je pense.

On va au Kurfürstendamm, les Champs-Elysées d’ici, dont le Mur brise la perspective. On contourne un monument fait de béton autour d’une église brûlée.
On regarde un film sur une adolescente qui se drogue et meurt à Berlin, dans des lieux que nous connaissons, une discothèque. La fille est fan de David Bowie qu’on aperçoit, et dont on entend la musique sombre composée ici et qui me comble. Jean-Marc n’a pas aimé le film, son discours, un mélo au titre racoleur.
Comme participants de jumelages franco-allemands on nous offre un tour de la ville en bus : j’en oublie tout.
Une française du jumelage nous prie de nous calmer et de rester dignes entre nous, Blaireau et moi, Blaireau ayant rapporté des incidents entre nous.
Ça chauffe, oui.
On croise aussi un type mignon qui lit tout Proust dans sa location où il a la chance d’être seul, il est charmant, féminin, c’est compliqué pour moi de le voir hors du groupe. Sodomite ?? Dommage de ne pas savoir ; trop de timidité. Avec lui et deux autres on a évoqué l’élection de Mitterrand, la cérémonie au Panthéon, dans l’ensemble ravis.

La colocation se dégrade, les chiottes sont bouchées, et les deux continuent de chier jusqu’à ras bord, à côté de la douche qui donne sur la cuisine.
Pour éviter de rajouter aux volumes de merde, je vais dans les toilettes publiques. Nous allons voir les propriétaires : le mari vient pour siphonner. C’est payant. A trois on n’a pas su le faire
Les deux perdent leurs clés : je tords mes horaires pour qu’ils puissent rentrer, leur prête mon double, nous ne sommes pas assez malins pour le faire copier. Le propriétaire m’annonce que selon Blaireau, c’est moi qui ai perdu mes clés, ce qui me met à cran, une colère qui me donnerait des larmes. C’est embrouillé pour les propriétaires qui nous demandent une réparation collective.
J’en ai ma claque. Je reviens de chez les proprios avec une humeur de chien, et l’envie de mordre Blaireau. Je le vois dans la location, l’air satisfait et je lui lance instinctivement une insulte qui le vexe. « Petite salope ! », ça remue le fond misogyne. Formidable, il veut me défoncer la gueule. Il est plus grand et plus fort que moi, je me dresse, avance et recule devant lui pour l’esquive ; Jean-Marc à la masse devant la télévision, bien embrumé, se lève et s’interpose quand l’autre fonce sur moi. Il évite un coup de Blaireau qui était pour moi, et ses mains flottent dans l’air, à tâtons comme un aveugle. Jean-Marc me fourre le doigt dans l’œil, j’ai un coquard, ça calme l’autre qui se vante de m’avoir fait cet œil au beurre noir.
Blaireau voit que je ne l’aime pas beaucoup, que je ne le supporte plus.

Nos séjours finissent. Blaireau jure qu’il ne vivra plus jamais en colocation. C’est au moins ça.

Sur les derniers jours, je suis si épuisé que mon départ ressemble à une fuite.
Je souhaite bonne chance à Jean-Marc. J’ai un cliché de lui, au bord d’un canal, cadré avec une lampe déglinguée au-dessus du visage.
Le train de l’est n’arrive pas, je me glisse vers un vieux guichet des postes, pour prévenir du retard par télégramme, craignant qu’il ne surgisse et reparte au-dessus, pendant que je rédige dans le ventre de la vieille gare.

Dans le wagon, après qu’on soit de retour à l’Ouest, un jeune allemand surgit et se colle à ma cuisse. Il fait semblant de relire un texte de dix pages dont le titre est « homosexualité », extrait d’un bouquin de sexologie ; il me drague. On se trouve un compartiment plus tranquille des voyageurs le quittent, effarouchés qu’on se serre l’un contre l’autre. On profité de la nuit puis des tunnels nombreux en une région traversée. On baisse les stores qui donnent dans le couloir. On se réserve tout le compartiment. Les contrôleurs ne sont pas dupes. Tout est bien. On se quitte sur un quai de gare à Paris : « Bonne chance ! ». J’ai poursuivi vers le Sud, affamé.

Heddi Boulebse

Tais-toi!

23 janvier 2011

Il y a cette affiche : «Rétrospective : les 30 ans du Nouveau Musée ».

Elle m’attend dans le hall du musée, sous un grand truc, comme une sorte de mur encombrant,  un peu courbe, en fer rouillé.

Je lui dis : c’est quoi ça ? Elle répond je sais pas, ça a une présence, mais toi, tu es en retard. Je réponds figure toi à l’extérieur, il y a aussi des encombrants, des poids-lourds, j’ai eu du mal à me garer, je ne sais pas quelle présence aurait eu ma voiture ici dans ce hall, mais ça m’aurait arrangé de la caser là.

Monica ne dit rien.

On couche, on habite souvent ensemble, mais des fois j’ai du mal en la voyant à penser que c’est possible, vu comme elle est faite, des jambes de 2 mètres, un buste de 30 centimètres et quelques, pas de poitrine, cheveux bruns coupés au bol, de lourdes boucles d’oreilles comme des pendeloques. Elle a de beaux yeux bruns dorés et la peau blanche, une jolie bouche à pipe. Mécaniquement, vu comme elle est faite, je ne sais pas comment on arrive à se coller l’un à l’autre dans un lit : c’est beaucoup de contorsions pour moi en fait. Elle me dit : à quoi tu penses ? J’aime bien sa voix de bourgeoise bien claire et  chantée, pleine de diphtongues distinguées.

-A rien, je dis. Par quoi on commence ?

Elle bosse ici comme attachée de presse :

– Par le début !

Je vois un buste antique kitsch accroché au-dessus de l’entrée, un moulage en plastique  collé sur une arcade peinte sur le mur. « - C’est l’artiste qui a peint l’arcade ? – Non, elle me répond, c’est sur plan, il a juste envoyé le buste. – Combien ça a coûté ? – 100 000 euros pour l’expo.

On change de salle, il y a 2 grands machins courbes, des intestins translucides ou des serpents posés sur des trépieds brillants. « - Plus c’est long, plus c’est bon, ils sont interminables ces boyaux, heureusement qu’ils sont biens éclairés, bien au centre de la pièce. On dirait des anguilles sans tête, dans un coin, ça l’aurait pas fait !- Pourquoi tu es venu ? Tu vas tout commenter avec tes réflexions de beauf ?- Te fâches pas ma chérie, je vais ouvrir grand mes yeux, mon esprit et mon cœur. S’il le faut, je lirai des notices. Je veux être un néophyte de bonne foi et plein d’enthousiasme !

On entre dans une pièce blanche et ronde. Elle est bourrée de parallélépipèdes en Légo. «  -Excuse moi Monica, je ne sais ni peindre, ni sculpter, ni faire quoi que ce soit de mes dix doigts, mais là, j’en fais autant !  – T’es nul ! –Vous avez payé ce type pour des carrés en Légo ! T’aurais pu me prévenir, c’est juste que j’aurais pas oser y penser tellement c’est bête ! C’est laid ! Si tu m’avais soufflé l’idée, je t’en aurais fait du Légo, je suis au bout de mes assédics, tu sais ! – Tais-toi !

On aborde des tas de sable, 2 côte à côte, avec des messages en néon bleus et rouges posés dessus. « - Là tu vois Bruno, c’est vraiment intéressant, de l’Arte Povera !                                                                                                                            - ………..                                                                                                                                                                          - Oui, l’Art qui revient à ses sources ! ».

Un segment de voie ferrées posées au sol ; trois barres de métal rouillé qui forment un triangle.  Je détourne la tête à cause d’un projecteur très puissant qui éclabousse un cube blanc. J’ai un peu mal à la tête ; je m’imagine plus étourdi ou bourré, tournoyant et m’effondrant dans les 2 tas de sable, la tête s’accrochant aux néons ; je calcule les dégâts : étouffement, points de suture, électrocution, et les indemnités à verser pour l’œuvre détruite au musée, à l’artiste, à l’état, aux ayants-droits. Je ne parle pas à Monica.

Dans une salle rectangulaire à l’écart, un amoncellement de détritus, de papiers, de bouteilles. Il y a un cordon de sécurité et ce panneau : « ne pas toucher ». Monica ne me voit pas ; elle discute avec une fille du musée ; celle-là n’a pas d’avant-bras, son bras gauche se termine en moignon. Elle porte un T-shirt synthétique moulant, un pantalon en stretch, des chaussures à bout carré. Le gardien a aussi changé de salle. J’en profite pour faire glisser un journal que j’avais sous le coude vers le tas de merdes.                                                                                                                                                            Monica revient vers moi. Je dis  « -La fille au moignon, c’est aussi un concept ? – Qu’est-ce que tu dis ? – Rien ! ».

On regarde un panneau : un créateur (ou performer ?) s’envoie des lettres en poste restante dans une chaîne d’hôtels chics : d’où une série d’enveloppes exposées-là : « Mr Dany Bwoon, Poste restante, Hilton, San Francisco »…, etc.  « - Pourquoi il n’expose pas simplement les notes de frais qu’il envoie pour ça à ton musée ? – Tais-toi ! ».

Un long portique avec des photos de bites « - C’est une sorte d’autofiction », s’applique à m’exposer Monica.

Autofiction aussi, des reconstitutions de chambres à coucher dans des cages de verre. Sur un concept freudien, l’artiste octogénaire a reconstitué les chambres successives de ses parents.  « - C’est passionnant ! »  s’exalte Monica. En moi-même je trouve ces décors plutôt moches, la reconstruction minable ou barbante. Je pense, sans rien lui dire : «  on  parle de ta vieille artiste, parce que les autres sommités connues sont mortes, alors on nous ressort celle-là de son placard ! ».                        Je dis : «  Mais qui fait la poussière ? ». Monica me tue du regard.

Une pièce reconstituée, pleine d’annuaires bien rangés, et une autre la jouxtant, avec des visages tristes suspendus, et une autre encore pleine de fripes dans des cases ; « - On dirait des fripes ! – ça parle de la Shoah !  – Ah bah si c’est la Shoah ! ».

J’ai mal au dos maintenant, depuis au moins la pièce des bottins, comme si j’avais dû les porter. On passe devant la reconstitution de cuisines américaines, des réductions laides, des placards. Sont  exposés des Tupperwares , gris, selon  aussi une thématique féministe. Je me précipite dans une encoignure et m’assieds devant une vidéo, pour  me reposer, soulager mes lombaires. Je prends un casque et j’entends la femme de la vieille vidéo qui brandit d’un ton neutre, détaché, tous les éléments  qui font l’univers de la ménagère américaine « … chopping knife, …. Fork,….. spoon,…. », froid, didactique, ironique, sans grâce, une VHS noir et blanc des années 70, je suis soulagé d’être assis.

On se traine encore et j’aimerais que ça s’arrête. I l y a une salle de projection sombre derrière  des rideaux, un diaporama, de la moquette au sol. Je me mets sur le dos sans regarder la projection. Monica s’énerve :   « Mais qu’est-ce que tu fais ?! Tu ne vas pas te vautrer comme ça ?!  – Je m’en fous, je suis crevé, j’ai mal au dos ! – Mais enfin pas ici ! –Pourquoi ? Personne ne passe ici ! – Tu n’es pas sortable ! – J’ai mal au dos ! Promis, je reviendrais pour voir tout ça mieux, avec plus d’attention. Excuse-moi, je lirai mieux toutes les explications  la prochaine fois.  – Pas question que tu reviennes, je travaille ici ! – Je reviendrai incognito !  – Non ! ».

On entend le déclic du projecteur de  diapositives que personne ne regarde vraiment.

Heddi Boulebsel

Un suicide.

5 décembre 2010

J’ai pris son visage, j’ai essayé de nettoyer son visage, sa bouche et son nez, d’enlever le vomi qui l’étouffait, geste désespéré, inutile. Yves était mort, une raideur était déjà passée par sa peau. Il était dans un sac de couchage, dans sa chambre, prés d’une bouteille de gaz ouverte.

Je n’ai connu ce type que quelques heures, à 23 ans ça ma marqué sans que je mesure pourquoi.

La veille, je le croisais rue de la République, il était superbe, je me retournais sur lui et puis abandonnais, je n’avais pas grand moral. Mais il avait couru et m’avait donné trois petits coups sur l’épaule ; il me draguait pour un tiers, un grec, en retrait, qui l’accompagnait. Je lui avais dit « moi je viens pour toi » et les avais suivi, c’était déjà tordu. Nous avons fait une pause dans un bar à putes qu’il fréquentait, on dirait qu’il aimait s’afficher là et nous conduire dans cette ébauche de lieu interlope, un peu fascinant pour nous, rien qu’un bar au fond.

Puis nous avons poursuivi vers Saint Paul où il logeait, le grec avec nous ; comme on passait une belle place pavée, celui-ci  a dit tristement que la vie était une misère, quelque chose de sombre.

Il m’a fait les honneurs de son appartement, beaucoup de cachet, grand, avec un loyer accessible à l’étudiant qu’il était. Des plafonds élevés, des moulures ; l’immeuble datait de la Renaissance au moins. J’étais impressionné. Il y avait assez de pièces pour envisager des aménagements, un atelier à venir pour sculpter peut-être. Plusieurs lits accotés au sol dans sa chambre comme pour inviter ses camarades qui semblaient assez nombreux et lui être attachés : il parlait de voyages et de projets comme un chef de bande, sa vie me semblait chaleureuse et utopique.

Il voulait installer un toboggan dans sa chambre avec des coussins.

Il y avait une grande pièce de séjour côté rue, une cheminée, de grandes fenêtres, longues, hautes et presque sculptées. Vers l’entrée une cuisine qui contenait son bureau d’étudiant en histoire et géographie, il travaillait sur des plans ; il était en maîtrise. Un petit frigo ronflait dans un coin.

Le grec et moi on s’était isolés, lui-même s’était écarté, nous dans sa chambre, mais ça n’avait rien produit, il y avait fausse donne, une erreur, on ne se désirait pas. Plus tard je lui avouai que ça n’avait pas marché avec le grec, il me dit ne pas être étonné.

Dans son séjour il nous avait servi des tranches de jambon cru avec de la pastèque, ça me semblait un raffinement.

Je ne sais plus ce qui s’est dit tant que le grec a été là, il est partit assez tard, il avait froid, Yves lui a prêté un pull.

Nous avons veillé  encore tous deux. Il avait une mèche blonde qu’il ramenait sur le côté, il portait un joli T-shirt marin, habillé cool, un peu recherché, les deux se mariaient encore peu.                              Sa  visite des châteaux de Louis II de Bavière avec deux camarades me semblait un conte. Dans l’un d’eux ils avaient réussi à camper dans le parc avec l’accord du gardien.                                                  J’ignorais à peu près complètement qui était  Louis II de Bavière ; déjà il m’invitait à un prochain périple cet été aux mêmes endroits avec ses amis. Il allait vite en amitié et semblait vivre sous le signe de cette aisance, de ce culot.

Je lui ai dit  que j’avais fait une dépression mais que ça allait beaucoup mieux, il a fait la moue, pas convaincu.

Il me torturait un peu en faisant semblant de me photographier avec son 24X36.

Il m’a invité à coucher sur place. Sur nos matelas alignés, il m’a semblé qu’il ne réussissait pas à s’endormir, qu’il s’agitait, puis plus rien. Je n’osais dire ou faire quoi que ce soit et me suis endormi.

Le lendemain il m’a dit qu’il aurait une course à faire, moi-aussi j’affirmais, mais je n’avais rien à faire, il fallait bien partir de là. Avant que nous quittions son appartement il m’a confié un exemplaire d’  « Alexis ou le traité du vain combat »  de Marguerite Yourcenar. J’ignorais presque tout de cette écrivaine qu’il semblait aimer beaucoup.

Une chanson d’Alain Souchon passait à la radio, qu’il a fredonné « On avance…mais on n’a pas assez d’essence », moi je préférais « Saute en l’air », sur la face B.

Nous sommes passés par la passerelle Saint-Vincent qu’il m’a dit aimer beaucoup, comme pour me faire découvrir ma propre ville.

Il était convenu que nous nous reverrions chez lui avec des amis pour parler de ce voyage en Bavière. Au pire il cachait la clé de son appartement derrière une petite fenêtre, s’il n’était pas revenu je pourrai l’attendre dans l’appartement-même.

Il m’accompagnait dans le Grand Bazar, mais au moment de monter à l’étage, il m’a fait faux bond, avec une révérence il m’a laissé continuer seul sur l’escalator, lui disparaissant.                                      En fait, je traînais  en ville, pour la forme, puis retournais chez Yves.

La petite fenêtre où je devais trouver la clé était fermée. Ça sentait le gaz dans l’escalier, je n’y pensais pas plus que cela et m’en allais traîner autour dans le quartier.                                            Comme je revenais je trouvais deux de ses amis qui l’attendaient. Au bout d’un temps je leur parlais de la forte odeur de gaz, toujours là,  peut-être de la clé, je ne sais plus.  Immédiatement l’un d’eux a escaladé par la cour intérieure, il a brisé une vitre et il est venu nous ouvrir. On a aéré. Yves était mort. J’étais accablé de ma négligence, je n’avais rien deviné, rien vu venir. Pour aider ses amis, je me suis porté volontaire pour la déposition à la police. Un suicide.

J’ai revu par hasard l’un des deux amis en passant un concours d’instituteur. Il m’a dit que cette idée de bande chaleureuse d’amis autour de lui,  dans l’appartement aussi, c’était surtout une décision, une marotte d’Yves.

Il était tombé amoureux d’un garçon, après une fille apparemment, assez beau, brun cheveux bouclés, celui qui avait enjambé les fenêtres. Ça n’avait pas marché, l’autre ne l’avait pas suivi dans ça, mais ils se voyaient toujours.

J’ai vu le film « Ludwig » de Visconti sur Louis II de Bavière, qu’il avait aimé, j’ai lu « Alexis », puis la suite, ce n’était qu’homosexualité compassée et précieuse, un peu maudite, étouffée, l’homosexualité cultivée, grand genre,  nocturne, donnée mais pas dite, dans les hautes sphères,  inaccessible   au commun.  Un entre soi d’initiés…  « Race Maudite »….

Après cet ami, sa mère a voulu me voir. Je lui ai rendu visite (le père effondré et muet). J’ai pu un peu lui expliquer son pull trouvé plus tard dans la boîte aux lettres.

Elle m’a montré son agenda : il avait vu « L’homme blessé » de Patrice Chéreau (sûrement tout seul devant le film, comme moi-même : je le verrai plus tard  songeant à Yves ; histoire d’un jeune homme très paumé, pauvre, il découvre son homosexualité de manière crade -les pissotières d’une gare-, il poignarde sa première relation, un homme mûr, violent, du désespoir).

La mère me dit que ce devait être ça qui travaillait son fils, je proteste de mauvaise foi. Je ne peux pas trop lui parler de la soirée, à cause de ce qui s’est passé avec le grec et moi notamment, c’est gênant, et moi-même je ne suis pas à l’aise avec « ça ».

Elle me raconte comment stagiaire d’été à l’hôpital, il s’était enflammé pour défendre sa mère, infirmière soumise à trop d’astreintes.

Elle me montre sur l’agenda la croix qu’il a tracée au jour de sa mort .Une belle journée de juin.

Avant de quitter ses parents, je leur demande s’ils peuvent me donner une photo de lui. Je l’ai encore, une photo d’identité où l’on voit bien qu’il était beau, quelque part dans une enveloppe.

Je n’ai jamais revu les parents, ça m’est comme un ancien remords, les rattraper dans leur deuil, s’ils  vivent encore.

Yves il a vu ces films tristes, ces livres oppressés, il m’a vu. Pas de place, pas de place pour lui, son enfermement, son secret, son immense chagrin amoureux sans doute. Qui sait, qui peut savoir et dire ? Je l’ai  tué aussi, ou bien il m’a laissé avec cette idée cruelle. D’une façon ou d’une autre j’aurais dû le caresser, j’aurais dû pouvoir.

Les morts prématurées tirent vers la tombe les entourages. Pour les suicidés on se fabrique des défenses, on dit : c’est toujours un mystère.

Il me semblait d’équerre, aguerri et ouvert. Il aurait 52 ans aujourd’hui, ou pas.

Heddi Boulebsel

Constantine,1990.

20 novembre 2010

La vieille ville, pas refaite depuis les années 30, s’effrite sur son roc .Des effondrements. Je visite un hammam rudimentaire, l’école de mon père, un centre de loisirs, vide d’activités et de livres, une université isolée sur une autre hauteur, à l’extérieur, sur le modèle de Sao Paulo (même architecte) : pas calculé pour le soleil qui peut plomber ici. Une superbe salle de lecture avec des étals design pour les journaux, quasi vides de presse de par la censure.

A Constantine le cinéma est un repère de voyou : on n’y va pas.

Au sommet de la ville, l’Arabie Saoudite a fait construire une grosse riche mosquée (bloc orné  et minaret nouveau riche) ; faute de château d’eau suffisant (un million d’habitants), mes cousins stockent de l’eau dans leur baignoire, dès que de l’eau sort du robinet.

La  rivière qui encercle la vieille ville  sous la falaise, sous le pont suspendu est noire, couleur de boue ou de pétrole.  Impossible qu’elle soit plus sale.

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A 5 heures du matin,  je lutte  pour mon sommeil, contre l’atroce hurlement par haut-parleur du minaret juste  en face de ma chambre.

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Ce jour-là, je suis énervé, mon oncle m’a fait poireauter  une matinée en vain, je rate la visite au village natal de mon père. Je me précipite vers le seul endroit où je sais pouvoir consommer de l’alcool : l’hôtel Sirta, monumental, délabré, sur place grandiose  : je tombe dans un bar de cauchemar, avec des kros sans étiquettes sur toutes les tables, tous les rayons, les yeux de tous les clients comme des lucioles, tous bruyants, tous baveux, tous  éméchés, tous pochtrons, dans ce pays musulman, ça ne respire pas la détente, c’est entièrement un dépôt d’alcooliques, la défonce  ivrogne sur tous les visages, une foule d’arabes torchés fait barrage, c’est malaisant , je  repars  sans boire.

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Visites avec ma tante  chez des cousins autour de cafés et petits gâteaux, dans ces lieux, à ces heures où les femmes bavassent et fomentent, négocient aussi des mariages. De grandes familles.                On s’assied sur des banquettes basses qui servent aussi de lit, je dis merci, « aîchik », « choukran »… et toutes les formules apprises en arabe, plutôt en tamazir, est-ce que je sais. Si je restais, j’apprendrais vite la langue ; je fais rire mon cousin Fawzi quand je m’essaie à prononcer les impossibles  «  rrr.. », par roulements de gorge,  charmé  par la douceur de la langue.

Je vise sur une étagère un  volume français : « Sodome et Gomorrhe », je demande : qui lit ce livre ? Un homme jeune réplique « tout le monde le lit ici ! » Mon œil, mais toi oui, tu le connais  ou le possèdes ce bouquin, avec ce titre, Mais que dire ici, on n’est  pas seul dans la pièce.  Je ne sais pas, ça m’intéresse, tu as répondu pour éluder quoi ?

Le frère de celui-là se fera bientôt assassiné comme intégriste.

En plein cagnard, Fawzi me fait visiter un petit musée, ancien, désert, on dirait un appartement : des vestiges gallo-romains, des croûtes de colons (paysages et nus du Maghreb, pompiers).

Retournés dans la rue, j’ai envie d’en voir encore.

Il y a un chat qui passe maigre comme un trait de crayon. Mon cousin est taillé pareil.

Fawzi s’arrête et me fait face : « -  Tu n’es pas comme ton frère toi !  – Quoi ? – Tu ne t’arrêtes donc jamais ? ». C’est vrai, en visite, je suis un forçat, un chameau.

On va donc Place de la Brèche, qui déboule sur les plaines comme sur la mer,  se terminant par une falaise. Les deux autres bords de la place : une aile de basses terrasses de café, et en face les vieux bâtiments qui la surplombent, la vieille ville au-dessus, le quatrième côté juste pour y accéder, avec le Grand Théâtre, désaffecté. Mon père s’y rendait par les toits.

Nous nous posons. Je prends un soda, ce qu’on m’a déconseillé au motif que les bouteilles en sont mal lavées, j’ai  pensé à une blague, des sarcasmes d’algériens sur leur pays  .Plus tard j’aurai de fait la chiasse.

Après, je vais au débouché de la place : les terres  brillent dans leur brume,  comme une mer, avec le plein soleil.

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En voiture sous la vieille ville perchée. Près de la route de  la piscine interdite, celle où mon père se rendait chaque matin très tôt, confisquée par les militaires, depuis l’indépendance. Des bidonvilles (carrés de moellons avec paraboles). Ailleurs, des belles villas, Mercédès qui tournent dans le régime socialiste, Nomenklatura, trafiquants…

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Dans mes bagages,  un récit : « L’empreinte du Faux » que je veux relire : l’histoire d’un américain sur une côte du Maghreb, il cède au  vertige et veut s’égarer en  contrée étrangère, illisible, hostile. En Algérie, je suis donc « déçu » de ne pas être perdu : en famille, ou avec les copains de mon cousin Fawzi, je me sens en milieu familier déjà pour cette première visite, même seul dans les rues, au marché près des étals de viande  pas rafraichis,  dans les ruelles et les souks qui courent sous l’école où je loge,  ou en compagnie de Fawzi qui achète ses clopes à l’unité sur de minuscules étals sauvages. C’est aussi une ville où on se regarde beaucoup, sans hostilité. Je n’ouvre pas ce livre. (J’ai aussi emmené une Bible, qui ne m’inspire pas).

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La famille qui m’héberge est contre les intégristes à la veille de premières élections mal parties pour les démocrates, juste avant la guerre civile.

On regarde la télévision française, seule source ici d’information fiable et libre,  paradoxe pour moi. Il n’y a de débats sur l’Algérie que sur les chaines françaises. On regarde ça et tous les programmes que d’habitude  je méprise. Un vent d’air frais.

La chaine cryptée française ne l’est pas ici. Au vu de l’état des mœurs en Algérie, c’est de la schizophrénie .Plus tard je rencontrerai en France un algérien pédé et émigré, qui connaissait d’avance  tous les films d’Europe ou d’Amérique, le bricolage de « culture gaie » qu’un adolescent  ou n’importe quel type du Maghreb peut s’assimiler devant la télé quand les autres dorment.

Le père de famille, libéral maître d’école,  prie discrètement  dans sa chambre. Il ne veut pas qu’on force ses filles à porter un voile.  Sa femme, également directrice d’école allait au centre culturel français emprunter des livres, mais c’est fini.

A la télé, l’état algérien annonce le chiffre officiel de malades du sida en Algérie : 5. Je demande à Fawzi combien il y a de malades déclarés à l’hôpital de Constantine où il travaille  : 7.

La mère de Fawzi, ma tante porte le voile traditionnel de Constantine, ces fantômes noirs qu’on croise en ville,    comme Belphégor, deuxième peau pour elle. Je lui demande quand elle viendra en France : pour votre mariage, ton frère ou toi. Sa fille lui dit par zèle intégriste : et tu porteras le voile ! Elle répond : non, non, en France je mettrai du rouge à lèvres. C’est la moins bête de sa fratrie, mais du temps de l’Algérie Française, on n’obligeait pas les filles arabes à aller à l’école.

Je taquine Fawzi qui se pâme devant le leader intégriste vu à la télévision française  : je lui dis  «  c’est un crétin » , je lui dézingue son idole sans le convaincre .Déjà en France, mon athéisme déclaré l’avait effaré. Il m’explique son devoir prévu par la prophétie-même : m’avertir du bienfondé de la prophétie ; mais il me dit si tu veux on parle d’autre chose ; c’est moi qui vais le chercher sur ces mauvais terrains, par  vice et par respect : assez intelligent pour entendre  le contraire de son dogme en principe.

Fawzi se réjouit que Cat Stevens se soit converti au Coran : une inestimable conversion qui empêche désormais le chanteur de chanter.

Pour mon dernier jour ici, j’ai voulu voir la mer. Le taxi nous emmène, Fawzi, avec ses copains. Les taxis conduisent  comme des tarés et je prie pour en revenir vivant. Tout le monde rigole dans la voiture. Dans la campagne sans gloire, j’aperçois des maisons neuves assez baroques, des blocs bétonnés penchés, près du déséquilibre.

On passe par une sorte de cité HLM (le béton est toujours plus gai au soleil).

La mer : pas de filles, tous les copains sont intégristes, pas de filles sur la plage non plus . Deux des garçons sautent l’un sur l’autre, c’est bandant.

Il y a aussi Mzba  (en arabe:«Lumière »), un type attachant, Fawzi me l’a présenté comme son ami, un type épatant ; il  porte une djellaba translucide (tocade de nouvel intégriste) assez sexy, il est séduisant, féminin , très mignon, le courant passe. Comme je veux le photographier, il me demande de ne pas le prendre tout seul, uniquement dans une photo de groupe.

Sur plage, les gars rêvent tout haut de la France en face, des filles françaises.

Je ne suis jamais revenu.

Il y a eu la guerre civile.

Un cousin m’a dit que ce n’était pas un problème d’y retourner pour voyager, juste  quelques barrages mortels  où ne pas tomber.

Fawzi, je lui avais écrit  en janvier 1991 au départ de la guerre du Golfe, pour l’embrasser.

Heddi Boulebsel

La cloche du Bronx

24 octobre 2010

«       18 septembre 2010

Vincent, mon Vincent,

Tu m’as viré, je t’ai quitté…..

Maintenant je suis dans cet immeuble très chaud, « outremer ».

Les volets sont clos, percés de lumière, je suis vautré sur un canapé-lit  rugueux, collant, et qui s’affaisse. Une télévision nuit et jour sans que j’en suive les émissions, répétition ininterrompue des programmes, spots…    Un moment il y a eu de la neige sur l’écran, une panne, ça m’a angoissé.

Toutes mes affaires, quelques T-shirts, etc., elles restent dans ma valise noire et encombrante que tu connais (je t’ai piqué ton parfum, ton déo) . Je la contourne, l’ouvre, la referme, cette putain de vieille grosse valise.

C’est à deux pas de l’océan, d’un parc d’attraction abandonné, de gens qui pèchent à la ligne dans l’eau brouillée, sur des pontons.

Le soir, je suis descendu de mon moche grand immeuble, vétuste, marron…  (la nuit tombe vite). J’ai voulu demander mon chemin, mais la dame âgée croisée sur un banc ne comprenait pas l’anglais, seulement le russe. L’homme plus jeune l’accompagnant m’a dévisagé hostilement. J’ai préféré remonter dans mon nid.

Je n’ai pas de livres ni revues.

Je reste les yeux tournant sur les défauts du plafond, ou bien je dors, beaucoup, me réveillant trempé.

Je me fais du riz, j’avale des pommes acides, dures, jamais mûres, j’enfile des yaourts à boire très sucrés. Ecoeuré des hamburgers.

Au Mac-Do, bruyant et mal éclairé, les gens servent et triment comme à l’usine. Ça me fait flipper, cette impression de bosser moi-même, dès la file d’attente de cet  atelier. Je mange mes sandwich fatigué par les bruits de cuisine industrielle et les sabirs des clients et serveurs, des grincements  cyrilliques de gorge, du rêche. Inhospitalier, repoussant, du hachis borgborigmesque, je suis perdu.

Il y a eu aussi ces 2 grands types muets et gris, qui mangeaient sans un mot sous le néon.

A ce moment j’ai préféré avaler mes hamburgers sur un muret devant le sable  aux couleurs ternes, pas loin des vagues, de leur ressassement noir et doux dans la nuit.

Le hamburger fini, j’avais cette charge grasse sur le ventre, une remontée de nausée, quelque chose de malpropre dans l’estomac, la gorge, que j’aurais aimé noyer avec une boisson astringente, détergente, goulées d’acide, de sucre, de bulles piquantes ou d’alcool. Il n’y avait que la mer salée pour ma soif.

Un petit vent passait sous mes vêtements ;  de mon corps maigre, tu sais, des grelottements ont monté comme des larmes.

Je suis rentré.

J’ai loué pour 2 mois, pris sur ma réserve d’argent. J’ai à peine bougé du quartier russe, juste une incursion au Cimetière où venaient les touristes jusqu’aux années 50, tu te souviens. J’ai retrouvé cette vue sur Manhattan, j’ai rechoppé la nostalgie de cette splendeur lointaine où nous étions passés tous deux , happés par les millions de vues imparables, le béton surgissant, le verre, l’acier ne laissant jamais l’émerveillement au repos, pourtant c’était déjà du ressassé, la ville puante gorgée de fuel (impossible de ne pas penser qu’on respire ça)….. La foule, la presse, la bousculade, la lumière. Tu voulais tout, le soleil couchant sur les sommets ; tu m’avais tiré des expos folles jusqu’aux berges de l’Hudson, des gens en smoking grimpaient sur des bateaux, pas nous, tu courais, tu voulais épouser la courbe de toutes les berges. Les torrents , ravins de publicités électriques dans Broadway.

Du Cimetière je  revoyais tout ça. Les allées de tombes monumentales où se perdre, les  lacs artificiels, tout reste déserté, sauf des 4 travailleurs mexicains à l’entretien. Ils terminaient leur journée, j’hésitais entre me planquer et les suivre vers la sortie. Comme  pour nous deux ensemble, je choisissais le plus sage et rentrais jusqu’à ma piaule, son silence faussement recouvert de télévision hurlante me déchirait.

Tu vois surtout, je dors, mon évasion infinie, qui ne me coûte rien, avec ou sans calmants.

Je ne pousserai pas jusqu’au Bronx où tu t’émouvais un peu trop fort de la misérable, fragile, tout écrasée de sa grille, cerclée de voies routières, la très petite Maison d’Edgar Poe. Tu avais cherché avec furie la cloche d’une université qu’il avait décrite et poétisée : les vigiles à l’entrée n’avaient rien saisi de ta recherche gamine. Tu avais une déception d’enfant ou le dépit surjoué du touriste culturel, je ne sais pas, c’est égal.

Je n’y retournerai pas dans tes paysages américains, les cassures colorées et profuses aux angles des grandes avenues, toutes ces affiches, réclames.

Si même les vieux noirs assis devaient y être encore, que pourrais-je leur dire, seul, des années après ?

Je ne suis pas, plus vraiment dans notre enchantement de touristes. Je t’avais dissuadé de les photographier comme au zoo.

Bientôt d’ici 15 jours, sauf à me démerder pour payer encore, je devrai quitter mon nid, tu vois.

Je te donne de mes dernières nouvelles.

Je ne suis pas à priori le Louis II de Bavière de Coney Island !…. Je ne descendrai pas sans retour dans les flots, l’océan !

Une solution dans Manhattan, garçon de café au noir ? Cassant, précaire, empoisonnant. J’ai des restes pour être pute, mais froussard, je crains les coups, les maladies.

Juste partir, sortir et trouver encore un ami complaisant comme toi. Why not ? J’ai de l’éducation, je ne prends pas trop, pas tout, on note cette délicatesse.

Un abri, un lit, une compagnie pour commencer.

Si j’échoue je quitterai New York,  vers l’ouest, je quitterai notre île !

Pour le job, on verra. Je me débrouille, tu sais. J’ai espoir.

Et si par malheur j’étais évincé d’ici, rapatrié, et si je devais habiter à 10 km de chez toi, vers Lyon, vers chez maman, à ton insu, ce ne serait qu’une humiliation(vis-àvis de toi en premier), pas une chute, ni la fin du monde.

Tu vois je gère !

Je te laisse Monvincent.

Baisers

Denis        »

Heddi Boulebsel

Ménagerie à quatre.

28 juin 2010

 

Marie-Agnès Tronchet est vétérinaire comportementaliste. Il fait chaud dans le cabinet. Ben son assistant surgit…

« - Je, je vous l’avais bien dit, le, le, le,  le, le, le, le, le, le revoilà. Le revoilà !

   – Qui donc ?

 - Fétiche-Man ! Je vous l’avais bien dit. Je vous l’avais bien dit. J’aurais dû lui dire que vous n’étiez pas là !

- Pas grave ! Fais le rentrer, putain chié ! Voyons le cannibale ! »

Marie-Agnès  voit débouler  le type avec son chien, le chien roux, fou, joyeux, et qui frétille. Elle a un grand sourire au bord du rire sur toute la face, mais le type baisse les yeux, sournois, il louche sur sa jambe. Elle l’a vu 5 fois en 3 semaines.

«  -Alors, on bat de la queue, elle dit, jamais vu un chien aussi queutard que toi, pourquoi vous me l’emmenez, y a un souci ? … Oh mais t’es une merveille de bête toi ! Moi j’vous dis qu’il va bien votre chien, mais bon, dîtes moi !?

 -J’le sens bizarre, j’vous l’ramène, dit mollement le type, l’œil toujours absolument rivé sur la jambe de la femme rousse. Pas sa vraie jambe, l’artificielle.

- ça bave le chien, oh le brave, c’est comment ton nom déjà ?  Ah oui, Mordicus ! Hi hi, Mordicus, arrête, tu vas me pourrir mes chaussures avec ta bave ! »

Elle rit, elle glousse, ça résonne dans la pièce aux murs constellés d’étiquettes,  Spania, Costa Rica, Venézuela, etc., décollées de fruits, de légumes,…, collectionnées, un décor ahurissant, des traînées rouges bleues ou vertes ou jaunes, elle dit « mes voies lactées ».

« - Et vous Msieur, ça va ? C’est vous qu’avez l’air en peine ! Votre chien vous déborde et ça vous fatigue, c’est que j’l’ai trop bien guéri ! Vous par contre vous êtes  pâle. Vous devriez consulter pour vous. Ça sent la mort ! Non , j’rigole !

Il a une voix pointue :

 -Je vais Très Bien !

-C’est parfait,  on va pas se mettre la rate au court-bouillon, hein ? Vous allez bien, le chien va bien. Je vous taquine.

Par contre vous avez la vue qui baisse, j’veux dire baissée sur ma fausse jambe ! Elle vous titille, c’est mignon, hein ! Enfin si vous la caressez, ça va être comme de branler un mort, c’est raide, mais ça sent rien !

-Je ne regarde pas votre jambe !

-Excusez, excusez, je vois ce que je vois  et je ne veux pas vous blesser pour votre strabisme. Mais si bien sûr,  faut pas me la raconter, elle vous fascine ma guibole, du carbone de synthèse, moulé à la louche, calquée sur la jambe valide, sauf les varices, avec cette raideur de prothèse quand même, collée à la jambe coupée : du plastique froid, pas de nerf, pas de muscle, pas de sang, pas de chair, du faux authentique, normal,  ça vous tire l’œil.

Enfin bon, j’vous taquine parce que visiblement, c’est moi l’obsédée. Et comme j’aime bien dire, « je veux bien me faire baiser, mais je veux garder les yeux ouverts ! ».

Ce qui est étonnant c’est qu’avec toutes nos manies, nos bêtes aillent si bien !

-Taisez-vous ! Mon chien va mal et puis de toutes   façons, faites pas la maline, je vous reconnais.  (il crie).

-Vous me reconnaissez quoi ?

-Une grande fille rousse et tondue qui claudique, y’en a qu’une dans les pavillons !

-Oui !

-L’autre soir, tu crois que je ne t’ai pas vus dans mon jardin à m’arracher des fleurs ? Tu crois que t’es pas repérée, La Voleuse ? T’as encore de la veine que j’ai pas lâché ma bête quand tu t’es pris ton faux pied dans le grillage ! Ça te prends souvent, marauder des fleurs ? Et tu les arrache même pas proprement !

-Cré vin diou, oui, j’avoue, t’as raison de venir me voir si je t’ai causé ce préjudice.

Mais elles sont belles tes fleurs, elles sont belles !

Et puis t’es pâle, t’es obsédé mais t’es gentil !

-Je ne suis pas gentil ! (il hurle et le chien a commencé à glapir).

-Oh si t’es gentil, et puis tu sais, ce que je fais, y a pas mort d’homme, c’es juste l’amour des fleurs.

-Voleuse ! (il hurle, le chien aboie).

-Tiens, c’est la visite, tu vas m’ausculter toute entière si tu aimes. Est-ce que t’aimes les seins ? Tu sais, j’en ai trois.

 Tiens regarde, regarde comme c’est mignon (elle défait sa chemise, d’où jaillissent trois tétons roses). Regarde comme c’est bizarre, mon bouquet de nibards. Touche les, ça pourrait faire peur mais ça plaît. Touche, allez, touche, ça déroute,  ça mord pas, c’est doux, ça rend dingue. Attrape  les, n’aie pas peur, tu les lâcheras plus mes bosses !

-Je ne veux pas de tes seins ! Malhonnête ! (Il attrape le bureau de Marie-Agnès et le renverse. Il attrape les mains qu’il veut lui tordre mais ne réussit  qu’à lui saisir les mitaines qui lui enserrent les doigts (Marie-Agnès les collectionne pour toutes les saisons), vociférant, l’air con, avec les loques de tissu dans les doigts.

Les jappements du chien scient les oreilles, il manque renverser la vétérinaire en mordant dans son immense prothèse, tirant dessus comme sur un grand os, plutôt un immense jouet, la secouant dans ses mâchoires. Elle s’accroche à un montant du radiateur, et attrape un tableau vitré étrange (fantasmagorie peinte : une géante rousse et nue qui court sur l’eau, des belles couleurs vives et tranchées, bleu, blanc, orangé) : pour en assommer le chien ou le maître.

Mais Ben l’assistant surgit au milieu de tout ça et s’interpose .

Il pousse un cri haché, comme un défi guerrier « Per-Per-Per-Per-Per-Per, heuh, heuh, heuh,..SALE PER-VERS, SALE…PERVERS ! Mais LA ROUE, LA ROUE… TOURNE ».

Le tout petit Ben agite un grand bâton comme à l’escrime, met en déroute et la bête et le bonhomme.  Il les tient dans un angle, à terre, qui  pleurnichent (l’animal pisse sur le tapis).

A l’autre bord, devant le spectacle, Marie-Agnès est à la renverse , elle est partie dans un immense, très grand fou rire, incontrôlé,   sans borne comme s’il ne devait jamais, jamais cesser , comme ça peut lui arriver assez souvent, en fin de compte, ne cessant de  qu’une minute son bruit généreux pour conclure :« -bah msieur, j’admets que je vous ai escagassé en vous disant vos vices. Ça a pu vous exciter. C’est ma faute d’être trop franche. Alors, pour les dégâts, j’vous demande rien, par contre, vous payez la consultation et vous fouttez plus les pieds ici, compris ? Ça vous fera 60 euros ! ». Elle repart à rire encore plus abondamment.

Il pose ses billets et, ils dégagent, le chien, le maître, la tête encore plus basse qu’à l’arrivée. « La queue basse ! » qu’elle dirait.

Ben a redressé le bureau, raccroché le tableau, réparé ou  enlevé ce qui était cassé abîmé ou sali, tout nettoyé et  rangé.

                                                                                                                                             HEDDI BOULEBSEL