Jean- Louis.
Le 11 juin 1979, Jean-Louis Bory s’est tiré une balle dans le cœur.
J’avais 19 ans. J’ai appris la nouvelle par la radio. J’en ai eu un pincement au cœur. J’étais dans une clinique pour une appendicite. Je n’ai pas osé demander à ma mère de m’amener des quotidiens pour retrouver cette nouvelle. Elle a été reprise plus tard par l’animateur d’une émission littéraire où le suicidé avait délivré des prestations de show-man : Bernard Pivot a eu un étrange sourire en coin pour le dire en fin d’émission, presque désinvolte, peut-être une pudeur, j’aurais voulu qu’il soit plus triste, l’air un peu plus abattu.
Le Nouvel Observateur où travaillait l’écrivain avait précédemment perdu un collaborateur, Maurice Clavel, de notoriété quasi équivalente, gauchiste versé dans la bondieuserie : on lui avait donné toute la couverture. Pour le décès de Bory, on a préféré un bandeau avec sa photo en insert au-dessus d’un gros cliché de Mickey illustrant un sujet quelconque. Dans le magazine, quelques papiers attristés, notamment des journalistes qui l’avaient eu comme prof. Il avait aussi été un prof fantastique, ses cours étaient brillants, et sa personnalité aussi : un privilège d’avoir été son élève « Maman, j’ai Bory ! ».
A sa mort j’ai découvert trop tard qu’il se montrait également formidable à la radio comme critique de cinéma, avec des parti-pris, une humeur et une drôlerie extraordinaires, ironie, faconde, un peu de férocité, de belles joutes oratoires où il dominait les autres journalistes de toute sa lucidité, sa causticité, sa pétillance, porté par la verve que je lui avais connue par les médias tout en ignorant qu’il était la vedette d’une émission sur le cinéma.
Je connaissais des bribes de sa vie, un premier livre qui avait eu un bon succès, il y a longtemps, après-guerre, une visite à l’écrivain Louis-Ferdinand Céline en exil, après une modeste activité dans la Résistance, des engagements à gauche pendant la guerre d’Algérie, jusqu’à une mise à pied dans son métier d’enseignant pour avoir signé un manifeste contre cette guerre…
Au départ, je ne le suivais pas, je n’accrochais pas mon wagon à son train pour ces raisons-là. Durant les années 70 il avait été un militant notoire et isolé : il s’était exposé publiquement comme homosexuel. Un livre là-dessus, des interviews où il se livrait. Surtout une émission de télévision, un débat que tout le monde avait vu, des « Dossiers de l’écran », sur l’homosexualité, contre une brochette de réacs, dans une atmosphère tendue et compassée après un film vieillot sur des amours adolescentes, « Les amitiés particulières. », il n’y avait pas d’autre matériel. Bory a fait une prestation intelligible, chaleureuse, articulée, et qui semblerait lourdement didactique aujourd’hui sans doute.
Il était mon champion. J’étais un adolescent attiré par les hommes, les garçons, dans un monde où peu d’adultes s’exposaient à dire qu’ils avaient ce penchant-là. Dans le registre de l’aveu. C’était honteux, une maladie, une tare, un vice, etc., « fléau social » dans le texte de loi, un truc qu’on ne déclarait pas devant les copains de classe, un poids, un boulet. Sur ce plan, je restais silencieux, en retrait, indétectable, maîtrisant mes gestes, sciemment, depuis l’enfance .En fin de maternelle, me disant qu’il ne fallait pas que je ressemble à une fille manquée, pour commencer. Des expériences planquées dans un lycée de garçons, très peu mixte, profitant de l’excitation sexuelle entre demi-pensionnaires. Puis des histoires de drague, à la sortie, avec des adultes peu diserts, des sensations fortes, des pipes dans une cage d’escalier, par un amateur d’adolescents pubères qui risquait gros. L’avoir croisé en ville avait été formidable pour moi, mon corps avait pu enfin exulter. La fréquentation des pissotières, des sensations à la sauvette. Pas de violence, sauf la peur d’être pris, mais peu de paroles échangées, le sperme qui jutait, l’orgasme, dans un désert affectif.
J’ignorais qu’à cause du débat, Bory avait essuyé des quolibets, une haie de déshonneur et de haine à la sortie des studios, des taxis qui refusaient de le prendre.
Le débat on en avait parlé en cour de récré, Bory avait mis dans le mille, emporté le morceau. Les copains ricanaient, mais le trouvaient cool, bluffés. On débattait de ça. J’étais moi-même très prudent, craignant d’être découvert. J’étais capable de lâcher des vannes sur un prof ou un élève efféminé. J’ai arrêté de déblatérer ainsi quand un camarade m’a demandé pourquoi je parlais tout le temps de ça. A la suite de cette remarque, je suis devenu, plus réfléchi, plus silencieux sur le sujet.
De son côté, Bory continuait son cirque. Les copains le trouvaient souvent drôle ou percutant, sympathique, intelligent, encore, toujours tellement cool. Un ponte de l’interview lui avait dit « Votre système, vous n’en sortez pas ! », voulant escamoter son plaidoyer pro homo. Bory, dont chaque parole publique s’imprimait en moi avait dit un jour, désabusé : « Je suis devenu Bory-le-pédé ! ».
Il évoquait la drague, l’intimité clandestine de la plupart, insistait sur les ouvriers, employés, qui pouvaient en être aussi, clandestins, quand lui pouvait vivre sa vie au grand soleil, dans son milieu d’intellectuels, d’artistes, de gens ouverts, cultivés. Si on voulait l’inviter au thêatre, il fallait écrire sur le carton « Mr Bory et monsieur ».
Je ne connaissais que deux figures notoires d’homosexuels passant en télévision, à côté d’obscurs écrivains : un danseur mondain et Bory.
Je me rappelle le centenaire de Proust. J’avais 10 ans. On évoquait dans le poste « l’homosexualité de Proust ». Je me suis reconnu dans ce mot adressé à moi seul.
Avec Bory à la télé, c’était fête. Le sujet des pédés qu’il amenait travaillait un peu la société. Je me rappelle d’un dîner où mon père défendait ces gens-là en plastronnant un peu contre d’autres invités. Je buvais du miel et restais prudent vis-à-vis de ces vieux, de l’enthousiasme de mes parents. On parlait donc de ces gens-là. Je me souviens chez quels amis de mes parents ces paroles étaient échangées, qui parlait, pour dire quoi. Je saurais presque raconter comment la table était installée, où était assis chacun, tellement la mémoire de cette discussion m’est restée vive.
Le mot homophobe n’existait pas, mais je faisais mon propre tri dans les différents amis de mes parents. Les empathiques, les discrets, les hostiles, dans ce débat. Ceux que je me suis débrouillé pour les croiser le moins possible, ceux dont au contraire j’ai cultivé l’affection, souvent des femmes amies de ma mère. Comme avec mes camarades, je calculais ce qu’ils disaient indirectement de moi, sans le savoir, condamnation ou tolérance, compréhension. Comme si je comptais les points.
Je me rappelle que mon grand-père m’a peiné. Il avait vu le chanteur Gilbert Bécaud faisant «du gringue à Patrick Juvet ». Cette débauche avait choqué ce vieillard que j’aimais tant. Il nous l’a rapporté, et j’ai compris que là il n’était pas d’emblée mon allié, contrairement à notre connivence habituelle. Il est mort tôt, avant Bory, avant que je ne me dévoile. Tout s’imprimait en moi.
Bory disait que dans son public, les femmes posaient les meilleures questions. Celle du bonheur.
Je lisais ses chroniques sur les films dans un hebdomadaire, en prenant l’autobus. Quand j’ouvrais la page sur l’article chapeauté de son nom, « le cinéma par Jean-Louis Bory », je me resserrais sur le journal comme si mon voisin en se penchant sur moi allait me surprendre en train de lire de la pornographie, ou plutôt comme si j’allais être découvert, mis à nu. Mon rythme cardiaque devait en être modifié, certainement.
Un jour Bory a fait un article sur un film comique populaire, « Un éléphant ça trompe énormément ». Il avait aimé que dans la bande des personnages, on trouve un homosexuel plutôt éloigne de la caricature, interprété et filmé avec empathie, sensiblement et sans drame. Une première au cinéma. J’y avais entrainé ma mère et mon frère. Nous avions ri de bon cœur et aimé la comédie, très généreuse, sans honte ni regret pour moi, comme un encouragement. Belle sortie en ville. Grâce à Bory, je voyais des œuvres d’art et d’essai. Mais vu juste après la comédie, « Cria Cuervos », une charge sur le machisme franquiste, m’a laissé de marbre. Au contraire d’un copain qui m’en a parlé plus tard, cette dureté et cette cruauté ne m’ont pas choqué. Je n’y voyais que du banal, du quotidien, n’y découvrais pas un autre monde que le mien. La comédie m’avait plus ému auparavant.
Bory se réjouissait d’avoir eu des parents généreux. Ils avaient bien accueilli sa sexualité voyante (s’il disait que certains de notre race étaient « la virilité-même », il était particulièrement efféminé) : avant même qu’il leur demande quoi que ce soit, et l’armant contre l’adversité que cela pouvait amener. Bory, l’enfant né en 1920. Ils l’avaient aimé et avaient été fiers de lui, son père le lui avait dit, il pouvait s’aimer tel qu’il était, être fier de lui, de lui-même.
Il vivait dans un studio à Paris, pour bosser, voir des films. Puis il filait s’isoler dans la grande maison qu’il avait achetée à Méréville, terre de ses aïeux. Sa famille avait perdu cette bâtisse, il l’avait récupérée, baptisée « La Calife », remplie de livres et de musique précieuse, rare, baroque. Elle surplombait un terrain qui descendait vers la Juine, une rivière.
Plus tard j’ai appris qu’il y invitait aussi ses amis en nombre. Il épluchait ses légumes en continuant de les étourdir de sa culture et de sa conversation. Une fête généreuse où Bory donnait tout de sa substance, amitié, pétulance, vivacité comme un feu d’artifice. Sa maison ouverte et riante, des gens heureux qui s’ébattaient jusqu’au bord du fleuve. Des rires, des paroles heureuses ou calmes.
Il était fier d’être petit-fils de communards, un rouge. Sa grand-mère « fessée par les versaillais » pendant la Commune, il avait sa rage fière, cette révolte, le sang d’instituteurs de la « Laïque » dans son pédigrée, guerrier descendant de guerriers. Il avait aimé le Front Populaire à 16 ans. Il n’avait pas obéi au stalinisme et pouvait fréquenter assidûment des vieux écrivains de droite, Morand, Chardonne, parallèlement à ses batailles, emportements gauchisants. Aujourd’hui je veux croire que c’est tout cela qui le nourrissait quand il donnait de sa personne, et me livrait à distance toute sa substance, à son insu.
Il se trouvait laid, le disait, et séduisait. Son effervescence, ses bons mots, l’esprit vif aux aguets, ni théorique, ni guindé, chauve avec un gros pif, la bouche gourmande et tordue, empâté dans un pull serré, avec ce physique que je lui voyais. Il prétendait qu’il était si moche du départ, qu’il ne craignait pas le vieillissement physique, au contraire de gens trop beaux.
Il mettait en confiance en dispersant ses confidences, d’une humanité débordante, sa présence épaisse et volubile, toute cette alacrité donnée. Il se répandait à tous les vents. Gaspillage de sa substance ?
Il donnait à voir un pédé qui n’était pas un schéma ou une marionnette, livrant tout de lui, de son incarnation généreuse. Je ne connaissais personne d’autre de mon espèce qui fût aussi consistant. Il jaillissait pour moi dans un désert humain. Impudeur qui me nourrissait dans mon coin, excès, débordement.
Il forçait bien des portes, bien des défenses.
Il donnait la main aux combats d’immigrés, d’exploités de toute sorte. Il voulait porter la voix des damnés de la terre, comme on osait dire, prêtant la sienne.
Articles, pétitions, amitié, des liens chaleureux. Un jour il a prêté à un animateur qui ne le voyait pas (dans un dispositif de télévision expérimentale) le chapelet que lui avait offert un maghrébin, comme un objet auquel il tenait, qui le définissait. Le trophée ou le gage de liens heureux et solaires.
Il portait au cou des colliers féminins (ou ce chapelet ?), il agitait ses paluches, battait des mains comme une femme, des mouvements du poignet comme une folle, la tapiole qu’il était, des intonations pas viriles pour un sou dans ses paroles. Mes parents éprouvaient de la sympathie à son égard, s’ils le voyaient. Mon père déclarant un jour sans ironie devant ses gestes de tantouze : « il a été marqué par sa condition », comme on l’aurait dit d’une ouvrière. L’expression m’avait frappé, laissé songeur.
J’avais raté l’émission où il s’était déchainé, présentant un livre vite bouclé, « Le Pied ». Il avait embarqué les téléspectateurs dans un grand éclat de rire, humour, provocation, délire dézinguant, avec un débit de mitraillette, ses piques et ses mains baladeuses jusque sur l’animateur (Bernard Pivot) qui en avait blanchi, comme si on lui avait porté une main au cul : voilà ce que m’avait raconté un copain, séduit, qui en riait encore le lendemain.
On me parlait d’un Bory irrésistiblement sympathique et doué, ou attachant. C’était comme me confier : « tu peux être fier de ton père », même si je ne portais pas ce héros en affiche, je ne pouvais pas l’afficher comme mon héros.
Dans une émission satirique, un sketch me fit peine : sa photo collée sur des panneaux était agitée comme un épouvantail, faisant s’enfuir des figurants. C’était bien Bory-le-pédé, moqué.
Un médecin obsédé et hostile sorti un livre contre lui ou ce qu’il représentait : « Le contrepied ». Sur la couverture la tête du docteur Amoroso au-dessus d un godillot, après le succès du « Pied » : un pied nu en couverture surmonté de la tête réjouie de Bory.
Puis Bory a disparu des écrans. Je ne trouvais plus ses articles dans l’hebdomadaire, sauf de manière raréfiée. J’ignorais pourquoi. Sans que ce soit obsessionnel, il me manquait. Une absence comme une écharde qu’on oublie dans son talon.
J’ai appris sa mort. Sa souffrance révélée. Douleur, comme une défaite. Un deuil que je ne pouvais partager avec personne.
Je découvrais alors trop tard qu’il avait aussi jeté aussi tous ses feux à la radio. Il avait surchauffé « Le Masque et la Plume ». Des rires et de la lucidité sans fin. J’ai commandé une cassette de l’émission d’hommage en poste restante, par discrétion. J’ai collecté des explications de sa mort dans une revue gaie qui balbutiait. Des supputations, une histoire d’amour qui l’aurait usé, un comédien amant le manipulant, ou bien l’agonie atroce de ses parents, et sa fascination dite pour une mort qu’on se choisit. Le suicide de Montherlant l’avait bluffé, frappé… tout ce mauvais bois des explications vaines. Une très grosse dépression au départ de son geste. Le dernier mot laissé, à l’issue de son épuisement psychique. « Je ne supporte pas ma déchéance intellectuelle ». J’imaginais ses dernières minutes. Devant son bureau de « La Calife », effondré. Ses derniers mois.
Plus tard, je me suis projeté dans une uchronie où je venais le déranger dans son dernier projet, lui demandant aide ou conseil ou écoute ou justice, n’importe quoi qui l’aurait retenu. Songerie creuse, pleine de ma sentimentalité.
Un ami témoigne l’avoir soulevé, sur la fin, comme un oiseau blessé, trop léger.
On lui a écrit (François Truffaut) pour le soutenir contre sa chute, en vain.
J’ai lu tout cela, toutes ses critiques relues aussi, dans des recueils, et une biographie, plus tard.
Il avait ses expressions, « haché menu comme charapaté… » : je ne sais plus, j’ai perdu le souvenir de toutes ses phrases précieuses.
Les cassettes audio, avec sa voix, se sont rompues sans retour.
Ses romans ne circulent pas, sauf les rares exemplaires en décomposition chez des bouquinistes. On prétend que c’est heureux, que ça ne vaut pas tripette. Va savoir.
Il est comme rayé de la liste improbable des figures gaies. Ceux de mon âge qu’il a pu impressionner l’ont oublié ou sont morts…
Ainsi vont mon dépit, mon chagrin de sa perte, qui s’épuisent avec moi.
D’un de ses discours sur lui-même à la radio, je ne me rappelle que cela, qu’il avait appuyé avec sa diction emportée, toute sa force dans ses mots, sa conviction triste, gaie (drame ou mélodrame ou joie triste), avec délectation : « … car je crois au NEANT ! ». Entendu post mortem, perdu, loin de la mémoire.
Je ne veux pas le quitter et me rappelle le goût qu’il avait de cette citation: «Pessimiste du cœur, optimiste de la volonté ».
Heddi Boulebsel
13/14 juin 2011 .