« 18 septembre 2010
Vincent, mon Vincent,
Tu m’as viré, je t’ai quitté…..
Maintenant je suis dans cet immeuble très chaud, « outremer ».
Les volets sont clos, percés de lumière, je suis vautré sur un canapé-lit rugueux, collant, et qui s’affaisse. Une télévision nuit et jour sans que j’en suive les émissions, répétition ininterrompue des programmes, spots… Un moment il y a eu de la neige sur l’écran, une panne, ça m’a angoissé.
Toutes mes affaires, quelques T-shirts, etc., elles restent dans ma valise noire et encombrante que tu connais (je t’ai piqué ton parfum, ton déo) . Je la contourne, l’ouvre, la referme, cette putain de vieille grosse valise.
C’est à deux pas de l’océan, d’un parc d’attraction abandonné, de gens qui pèchent à la ligne dans l’eau brouillée, sur des pontons.
Le soir, je suis descendu de mon moche grand immeuble, vétuste, marron… (la nuit tombe vite). J’ai voulu demander mon chemin, mais la dame âgée croisée sur un banc ne comprenait pas l’anglais, seulement le russe. L’homme plus jeune l’accompagnant m’a dévisagé hostilement. J’ai préféré remonter dans mon nid.
Je n’ai pas de livres ni revues.
Je reste les yeux tournant sur les défauts du plafond, ou bien je dors, beaucoup, me réveillant trempé.
Je me fais du riz, j’avale des pommes acides, dures, jamais mûres, j’enfile des yaourts à boire très sucrés. Ecoeuré des hamburgers.
Au Mac-Do, bruyant et mal éclairé, les gens servent et triment comme à l’usine. Ça me fait flipper, cette impression de bosser moi-même, dès la file d’attente de cet atelier. Je mange mes sandwich fatigué par les bruits de cuisine industrielle et les sabirs des clients et serveurs, des grincements cyrilliques de gorge, du rêche. Inhospitalier, repoussant, du hachis borgborigmesque, je suis perdu.
Il y a eu aussi ces 2 grands types muets et gris, qui mangeaient sans un mot sous le néon.
A ce moment j’ai préféré avaler mes hamburgers sur un muret devant le sable aux couleurs ternes, pas loin des vagues, de leur ressassement noir et doux dans la nuit.
Le hamburger fini, j’avais cette charge grasse sur le ventre, une remontée de nausée, quelque chose de malpropre dans l’estomac, la gorge, que j’aurais aimé noyer avec une boisson astringente, détergente, goulées d’acide, de sucre, de bulles piquantes ou d’alcool. Il n’y avait que la mer salée pour ma soif.
Un petit vent passait sous mes vêtements ; de mon corps maigre, tu sais, des grelottements ont monté comme des larmes.
Je suis rentré.
J’ai loué pour 2 mois, pris sur ma réserve d’argent. J’ai à peine bougé du quartier russe, juste une incursion au Cimetière où venaient les touristes jusqu’aux années 50, tu te souviens. J’ai retrouvé cette vue sur Manhattan, j’ai rechoppé la nostalgie de cette splendeur lointaine où nous étions passés tous deux , happés par les millions de vues imparables, le béton surgissant, le verre, l’acier ne laissant jamais l’émerveillement au repos, pourtant c’était déjà du ressassé, la ville puante gorgée de fuel (impossible de ne pas penser qu’on respire ça)….. La foule, la presse, la bousculade, la lumière. Tu voulais tout, le soleil couchant sur les sommets ; tu m’avais tiré des expos folles jusqu’aux berges de l’Hudson, des gens en smoking grimpaient sur des bateaux, pas nous, tu courais, tu voulais épouser la courbe de toutes les berges. Les torrents , ravins de publicités électriques dans Broadway.
Du Cimetière je revoyais tout ça. Les allées de tombes monumentales où se perdre, les lacs artificiels, tout reste déserté, sauf des 4 travailleurs mexicains à l’entretien. Ils terminaient leur journée, j’hésitais entre me planquer et les suivre vers la sortie. Comme pour nous deux ensemble, je choisissais le plus sage et rentrais jusqu’à ma piaule, son silence faussement recouvert de télévision hurlante me déchirait.
Tu vois surtout, je dors, mon évasion infinie, qui ne me coûte rien, avec ou sans calmants.
Je ne pousserai pas jusqu’au Bronx où tu t’émouvais un peu trop fort de la misérable, fragile, tout écrasée de sa grille, cerclée de voies routières, la très petite Maison d’Edgar Poe. Tu avais cherché avec furie la cloche d’une université qu’il avait décrite et poétisée : les vigiles à l’entrée n’avaient rien saisi de ta recherche gamine. Tu avais une déception d’enfant ou le dépit surjoué du touriste culturel, je ne sais pas, c’est égal.
Je n’y retournerai pas dans tes paysages américains, les cassures colorées et profuses aux angles des grandes avenues, toutes ces affiches, réclames.
Si même les vieux noirs assis devaient y être encore, que pourrais-je leur dire, seul, des années après ?
Je ne suis pas, plus vraiment dans notre enchantement de touristes. Je t’avais dissuadé de les photographier comme au zoo.
Bientôt d’ici 15 jours, sauf à me démerder pour payer encore, je devrai quitter mon nid, tu vois.
Je te donne de mes dernières nouvelles.
Je ne suis pas à priori le Louis II de Bavière de Coney Island !…. Je ne descendrai pas sans retour dans les flots, l’océan !
Une solution dans Manhattan, garçon de café au noir ? Cassant, précaire, empoisonnant. J’ai des restes pour être pute, mais froussard, je crains les coups, les maladies.
Juste partir, sortir et trouver encore un ami complaisant comme toi. Why not ? J’ai de l’éducation, je ne prends pas trop, pas tout, on note cette délicatesse.
Un abri, un lit, une compagnie pour commencer.
Si j’échoue je quitterai New York, vers l’ouest, je quitterai notre île !
Pour le job, on verra. Je me débrouille, tu sais. J’ai espoir.
Et si par malheur j’étais évincé d’ici, rapatrié, et si je devais habiter à 10 km de chez toi, vers Lyon, vers chez maman, à ton insu, ce ne serait qu’une humiliation(vis-àvis de toi en premier), pas une chute, ni la fin du monde.
Tu vois je gère !
Je te laisse Monvincent.
Baisers
Denis »
Heddi Boulebsel